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Full text of "Les nourritures terrestres"

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DU MEME AUTEUR 



Les Cahiers d'André Walter 1 vol. 

Les Poésies d'André Walter . '. 1vol. 

Le Traité du Narcisse (épuisé) 1 vol. 

Le Voyage d'Urien 1 vol. 

La Tentative Amoureuse , , . 1 voL 

Paludes 1 vol. 

Le Voyage d'Urien suivi de Paludes 1 vol. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 



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ÏVoij exemj/tairts 
I- IlollaRile vaa GeliUr, numérotée de i d 15. 




ANDRE GIDE 



LES NOURRITURES 

TERRESTRES 



Deuxième édition 




PARIS 



p p 



SOCIETE DV MERGVRE DE FRANGE 

XV, RVE DE l'ÉCHAVDÉ-SAINT-CERMAIX, XV 

M DCCC XCVII 
Tous droits réservés 



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A MON AMI 



MAURICE QUILLOT 






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Voici les fruits dont 
nous nous sommes nourris 
sur la terre. 

LE KORAN, 11^ 23. 



ii 



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Ne te méprends pas, NatJianaël^ au titre brutal qu'il m'a 
plu de donner à ce livre; j'eusse pu l'appeler ^lénalque, 
mais Ménalque n'a jamais, non plus que toi-même, etisté. 
Le seul nom d'homme est le mien propre dont ce livre eut 
pu se couvrir, mais alors comment eussé~je osé le signer ? 

— Je rny suis mis sans apprêts, sans pudeur ; et si par- 
fois j'y parle de pays que je n'ai point vus, de parfums 
que je n'ai point sentis, d'actions que je n'ai point commises 
— ou de toi, mon Nathanaël, que je n'ai pas encore ren- 
contré, — ce n'est point par hypocrisie, et ces choses ne 
sont pas plus des mensonges que ce nom, Nathanacl qui /ne 
aras, que je te donne, ignorant le tien à venir. 

■ 

Et quand tu m'auras lu, jette ce livre — et sors. Je vou- 
drais qu'il t'eût donné le désir ae sortir — sortir de n im- 
porte oii, de ta chambre, de ta pensée, de ta c. VV, de ta 
famille. N'emporte pas mon livre avec toi. — Si j'étais 
Ménalque, pour te conduire, j'aurais pris ta main droite, 
mais ta main gauche l'eût ignoré, — et cette main serrée, 
au plus tôt je l'eusse lâchée, dès qu'on eût été loin des villes, 
et je t'eusse dit : oublie-moi, — Que mon livre t'enseigne à 
t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, — puis à tout le reste 
plus quà toi. 



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LIVRE I 



Mon paresseux bonheur, qui longtemps sommeilla. 
S'éveille..* 

Hàfiz. 



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RT- 



I 



Ne souhaite pas, Nathanaël, trouver Dieu ail- 
leurs que partout. 

Chaque créature indique Dieu, aucune ne le 
révèle. 

Dès que notre regard s'arrête à elle, chaque 
créature nous détourne de Dieu. 



* 
* * 



Tandis que d'autres publient ou travaillent, 
j'ai passé ces trois années de voyage à oublier au 
contraire tout ce que j'avais appris par la tête. 
Cette désinstruction fut lente et difficile; elle me 
fut plus utile que toutes les instructions imposées 
par les hommes, et vraiment le commencement 
d'une éducation. 



16 LES NOURRITURES TERRESTRES 



f 



Tu ne sauras jamais les efforts qu'il nous a fallu 
faire pour nous intéresser à la vie; mais mainte- 
nant qu'elle nous intéresse, ce sera comme toute 
chose — passionnément. 

— Je châtiais allègrement ma chair, éprouvant 
plus de volupté dans le châtiment que dans la 
faute — tant je me grisais d'orgueil à ne pas 
pécher simplement. 

— Supprimer en soi l'idée de mérite; il y a là 
un grand achoppement pour l'esprit. 

... L'incertitude de nos voies nous tourmenta 
toutes nos vies. Que te dirais- je? Tout choix est 
effrayant, quand on y songe; effrayante une 
liberté que ne guide plus un devoir. — C'est une 
route à élire dans un pays de toutes parts inconnu, 
où chacun fait sa découverte et, remarque-le bien, 
ne la fait que pour soi. . , de sorte que la plus incer- 
taine trace dans la plus ignorée Afrique est moins 
douteuse encore... Des bocages ombreux nous 
attirent; des mirages de sources pas encore taries. . . 
mais plutôt les sources seront où les feront couler 
nos désirs; car le pays n'existe qu'à mesure que 
le forme notre approche et le paysage à l'entour 



LES KOURRITUHES TERRESTRES 17 



peu à peu, devant notre marche se dispose... et 
nous ne voyons pas au bout de l'horizon — et même 
près de nous ce n'est qu'une successive et modi- 
fiable apparence. 

Mais pourquoi des comparaisons dans une ma- 
tière si grave ? Nous croyons tous devoir découvrir 
Dieu. Nous ne savons hélas, en attendant de le 
trouver, où nous devons adresser nos prières, 
nous tourner pour nos perpétuelles prières... Puis 
on se dit enfin qu'il est partout, n'importé où, 
l'Introuvable, et on s'agenouille au hasard. 

— Et tu seras pareil, Nathanaël, à qui suivrait 
pour se guider une lumière que lui-même tien- 
drait en sa main. 

■ 

— Où que tu ailles tu ne peux rencontrer que 
Dieu; Dieu, disait Ménalque : c'est ce qui est 
devant nous. 

Nathanaël, tu regarderas tout en passant, et tu 
ne t'arrêteras nulle part. Dis-toi bien que Dieu seul 
n'est pas provisoire. 

Nathanaël — que Vimportance soit dans ton 
regard, non dans la chose regardée. 



18 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Tout ce que tu gardes en toi de connaissances 

1^ distinctes, restera distinct de toi jusques à la con- 

^; sommation des siècles. Pourquoi y attaches-tu tant 

p- de prix? 

K 11 y a profit aux désirs, et profit au rassasiement 

Il des désirs — parce qu'ils en sont augmentés. Car, 

Il je te le dis en vérité, Nathanaël,chaquedésirm'a 

^^ plus enrichi que la possession toujours fausse de 

1^ l'objet même de mon désir. 



• 



Non point la sympathie, Nathanaël, — l'amour. 

Pour bien des choses délicieuses, Nathanaël, je 
me surs usé d'amour. Leur splendeur venait de 
ceci que j'ardais sans cesse pour elles. Je ne 
pouvais pas me lasser. Toute ferveur m'était une 
usure d'amour, — une usure délicieuse. 

Hérétique entre les hérétiques, toujours m'atti- 
rèrent les opinions écartées, les extrêmes écarts 
des pensées, les divergences. Chaque esprit ne 
m'intéressait que par ce qui le faisait différer des 
autres. — J'en arrivai à bannir de moi la sym- 



LES NOURRITURES TERRESTRES 19 



pathie, n'y voyant plus qiïe la reconnaissance 
d'une émotion commune. — Non point la sym- 
pathie, Nathanaël, — Tamour. 

11 faut agir sans juger si l'action est bonne ou 
mauvaise. Aimer sans s'inquiéter si c'est le bien 
ou le mal. 

Nathanaël je t'enseignerai la ferveur. 

Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt 
que la tranquillité. Je ne souhaite pas d'autre 
repos que celui du sommeil de la mort. J'ai peur 
que tout désir, toute puissance que je n'aurai pas 
satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me 
tourmentent, fespère après avoir exprimé sur 
cette terre tout ce qui attendait en moi, — satis- 
fait, — mourir complètement désespéré. 

Non point la sympathie, Nathanaël, Tamour^ 
Tu comprends n'est-ce pas, que ce n'est pas la 
même chose. C'est par peur d'une perte d'amour 
que parfois j'ai su sympathiser avec des tristesses, 
des ennuis, des douleurs que si non je n'aurais 
qu'à peine endurés. — Laisse à chacun le soin 
de sa vie. 



20 LES NOURRITURES TERRESTRES 



(Je ne peux écrire aujourd'hui parce qu'une roue 

tourne en la grange. Hier je l'ai vue; elle battait du colza. 

La balle s'envolait ; le grain roulait à terre. 

La poussière faisait suffoquer. 

Une femme tournait la meule. Deux beaux garçons, pieds 
nus, récoltaient le grain. 

Je pleure parce que je n'ai rien de plus à dire. 

Je sais qu'on ne commence pas à écrire quand on n'a 
rien de plus à dire que ça. Mais j'ai pourtant écrit encore 
d'autres choses sur le même sujet.) 



• 



Nathanaël, j'aimerais te donner une joie que 
ne t'aurait donnée encore aucun autre. Je ne sais 
comment te la donner, et pourtant, cette joie, je 
la possède. — Je voudrais m'adresser à toi plus 
intimement que ne l'a fait encore aucun autre. 
Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu 
auras successivement ouvert puis fermé bien des 
livres — cherchant dans chacun plus qu'il ne 
t'avait encore révélé; où tu attends encore; où ta 
ferveur va devenir tristesse, de ne pas se sentir 
soutenue. Je n'écris que pour toi ; je ne t'écris 
que pour ces heures. Je voudrais écrire tel livre 
d'où toute pensée, toute émotion personnelle te 



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LES NOURRITURES TERRESTRES 21 



semblât absente, où tu croirais ne voir que la 
projection de ta propre ferveur. Je voudrais 
m'approcher de toi, et que tu m'aimes. 

La mélancolie n'est que de la ferveur retombée . 

Tout être est capable de nudité; toute émotion, 
de plénitude. 

Mes émotions se sont ouvertes comme une 
religion. Peux-tu comprendre cela : toute sensa- 
tion est d'une présence infinie. 

Nathanaël je t'enseignerai la ferveur. — Nos 
actes s'attachent* à nous comme sa lueur au 
phosphore. Ils nous consument, il est vrai, mais 
ils nous font notre splendeur. 

Et si notre âme a valu quelque chose, c'est 
qu'elle a brûlé plus ardemment que quelques 
autres. 

Je vous ai vus, grands champs baignés de la 
blancheur de l'aube; lacs bleus, je me suis baigné 
dans vos flots — et que chaque caresse de l'air 
riant m'ait fait sourire, voilà ce que je ne me 
lasserai pas de te redire — Nathanaël ; je t'ensei- 
gnerai la ferveur. 




22 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Si j'avais su des choses plus belles, c'est celles- 
là que je t'aurais dites — celles-là, celles-là, certes 
et non pas d'autres. 

Tu ne m'as pas enseigné la sagesse, — Ménal- 
que. — Pas la sagesse, mais l'amour. 



J'eus pour Ménalque plus que de l'amitié, 
Nathanaël, et à peine moins que de l'amour... Je 
l'aimais aussi comme un frère. 

Ménalque est dangereux; crains-le; il se fait 
réprouver par les sages, mais ne se fait pas 
craindre des^ enfants. Il leur apprend à n'aimer 
plus seulement leur famille, et, lentement, à la 
quitter; il rend leur cœur malade d'un désir 
d'aigres fruits sauvages et soucieux d'étrange 
amour. — Ah! Ménalque — avec toi j'aurais 
voulu courir encor sur d'autres routes — mais 
tu haïssais la faiblesse et prétendis m'apprendre 
à te quitter. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 23 



îs- 1 Nathanaël, il y a d'étranges poissibilités dans 
;es [ chaque homme. Le présent serait plein de tous 
les avenirs, si le passé n'y projetait déjà une 
histoire. Mais hélas un unique passé propose un 
^^ I unique avenir — le projette déjà devant nous, 
comme un pont infini sur Tespacè. 

On n'est sûr de ne jamais faire que ce que Ton 

est incapable de comprendre. Comprendre, c'est 

se sentir capable de faire, 
e, r 

'^ ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D'HUMANITÉ, 

voilà la bonne formule. 
^*^ Formes diverses de la vie — ah! que vous me 
^^ parûtes belles. (Ce que je te dis là, c'est ce que 

'^ me disait Ménalque.) 

la 

* 

^^ J'espère bien avoir connu toutes les passions 
»^ et tous les vices; — au moins les ai-je favorisés. 
'^ Tout mon être s'est précipité vers toutes les 
'^ croyances — et j'étais si fou certains soirs que je 
^ croyais presque à mon âme, tant je la sentais près 

de s'échapper de mon corps, — me disait encore 

Ménalque. 
Et notre vie aura été devant nous comme ce 



..'■* 



I 



verre plein d'eau glacée, ce verre humide que 
tiennent les mains d'un fiévreux, qui veut boire, 
et ()ui boit tout d'un trait, sachant bien qu'il 
devrait attendre, mais ne pouvant pas repousser 
cf verre délicieux à ses lèvres, tant est fraîche 
cette eau, tant l'altère la cuisson de la fièvre. 



^ 



*• — 



LES NOURRITURES TERRESTRES 25 



II 



Ah! comme j'ai donc respiré Tair froid de la 
nuit — ah! croisées! et, tant les pâles rayons 
coulaient de la lune, à cause des brouillards, 
comme des sources — on semblait boire. — Ah ! 
croisées! que de fois mon front s'est venu 
rafraîchir à vos vitres, et que de fois mes désirs, 
lorsque je courais de mon lit trop brûlant vers le 
balcon, à voir l'immense ciel tranquille, se sont 
évaporés comme des brumes. 

Fièvres des jours passés, vous étiez à ma chair 
une mortelle usure — mais comme l'âme s'é- 
puise quand rien ne la distrait de Dieu ! — 

La fixité démon adoration était effrayante; je 
m'y décontenançais tout entier. 

Tu chercherais encore longtemps, me dit Mé- 
nalque, le bonheur impossible des âmes... 

3 



*•-.-» 



iù. 



26 LES NOURRITUKBS TERRESTRES 



— Les premiers temps de douteuse extase 
passés — mais avant d'avoir rencontré Ménalque 
— ce fut une période inquiète d'attente et comme 
une traversée de marais. Je sombrais en des 
accablements de sommeil dont dormir ne me 
guérissait pas. Je me couchais après les repas; 
je dormais, je me réveillais plus las encore, l'es- 
prit engourdi comme pour une métamorphose. 

Obscures opérations de l'être, — travail latent, 
genèses d'îneonnu, parturitions laborietrses — 
somnofences, attentes; — commue les chrysalides 
et les nymphes, je dormais; je laissais se former 
en moi le nouvel être, que je serais, qui ne me 
ressemblait déjà plus. Toute lumière me parve- 
nait comme au travers de couches d'eaux ver- 
dies, à travers feuilles et ramures; perceptions 
confuses, indolentes, analogues à celles des 
ivresses et des grands étourdissements. — Ah! 
que vienne enfin, suppliais-je, la crise aiguë, 
la maladie, la douleur vive! — Et mon cerveau 
se comparait aux ciels d'orage, de nuages pesants 
encombrés, où l'on respire à peine, où tout attend 
l'éclair pour déchirer ces outres fuligineuses, 
pleines d'humeur et cachant le ciel. 

Combien durerez-vous, attentes? et finies. 



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LES NOURRITURES TERRESTRES ^7 



nous restera-t-il de quoi vivre? — Attentes! 
attentes de quoi? criais- je. — Que pouvait-il 
venir qui ne naîtrait pas de nous-mêmes? Et 
que se pouvait-il de nous que nous ne connus- 
sions déjà? 

La naissance d'Abel, mes fiançailles, la mort 
d'Eric — Je bouleversement de ma vie, loin de 
finir cette apathie, semblèrent m'y replonger 
davantage, tant il semblait que cette torpeur 
vînt de la complexité même de mes pensées, et 
de mes volontés indécises J'eusse voulu dor- 
mir, infiniment, dans Thumidité de la terre et 
comme une végétation. — Parfois je me disais 
que la volupté viendrait à bout de ma peine, et 
je cherchais dans Tépuisement de la chair une 
libération de Tesprit. — Puis de nouveau je dor- 
mais de longues heures, ainsi que les petits 
enfants que Ton couche au milieu du jour, 
assoupis de chaleur, dans la maison vivante. 

Puis je me réveillais de très loin, en sueur, le 
cœur battant, la tête somnolente. La lumière qui 
s'infiltrait d'en bas, entre les fentes des volets 
clos, et renvoyait au plafond blanc les reflets verts 
de la pelouse, cette clarté du soir m'était Ja seule 
chose délicieuse, pareille à la clarté qui paraît 



douce et charmante, venue entre les feuilles et 
les eaux, et qui tremble, au seuil des grottes 
après qu'on a longtemps senti vous envelopper 
leurs ténèbres. 

Les bruits de la maison arrivaient vaguement. .. 
je renaissais lentement à la vie. Je me lavais avec 
de l'eau tiède et j'allais plein d'ennui vers la 
plaine, jusqu'au banc du jardin où j'attendais 
venir le soir sans rien taire. Pour parler, pour 
écouter, pour écrire, j'étais perpétuellement 
fatigué. Je lisais : 

« // voie devant lui 

Les routes désertes. 

Les oiseaux de la mer qui se baignent. 

Etendant leurs ailes 



il faut quefhabite ici. 

On me contraint à demeurer 

Sous les feuillages delà forêt; 
Sous le chêne, dans cette caverne 
Froide est cette maison de terre; 
J'en suis tout lassé. 



•- i- 



LES NOURRITURES TERRESTRES 29 



Obscurs sont les vallons 
Et hautes les collines 
Triste enceinte de rameaux 
Couverte de ronces, — 
Séjour sans joie . » ( * ) 

Le sentiment d'une plénitude de vie, possible, 
mais non encore obtenue se laissait parfois per- 
cevoir, puis revenait après, puis de plus en plus 
obsédante. Ahl qu'une baie de jour s'ouvre 
enfin, criais-je — qu'elle éclate au milieu de ces 
perpétuelles représailles ! 

Il semblait que tout mon être eût comme un 
immense besoiii de se retremper dans le neuf. 
J'attendais- une seconde puberté... Ah! refaire à 
mes yeux une vision neuve, — les laver de la 
salissure des livres, les rendre plus pareils à 
l'azur qu'ils regardent — aujourd'hui complète- 
ment clarifié par les récentes pluies 

Je tombai malade; je voyageai, je rencontrai 
Ménalque, et ma convalescence délicieuse me fut 



1. The Exiles song — cité et traduit par Taine. Littérature 
Anglaise^ I, 30, 

3. 



foniri]e une palingénésie. Je renaquis avec un 
èlif neuf, sous un ciel neuf et au milieu de 
choses complètement renouvelées. 






LES A'OURRITURES TERRESTRES 31 



III 



Nathanaël je te parlerai des attentes. 

J'ai vu la plaine après Tété, attendre; attendre 
un peu de pluie. La poussière des routes était 
devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. 
Ce n'était même plus un désir; c'était une appré- 
hension. La terre se gerçait de sécheresse comme 
pour plus d'accueil de l'eau. Les parfums des 
fleurs de la lande devenaient presque intoléra- 
bles. Sous le soleil tout se pâmait. Nous allions 
chaque après-midi nous reposer sous la terrasse, 
abrités un peu de l'extraordinaire éclat du jour. 
C'était le temps où les arbres à cônes chargés de 
pollen agitent aisément leurs branches pour ré- 
pandre au loin leur fécondation. Le ciel s'était 
chargé d'orage et toute la nature attendait. L'ins- 
tant était d'une solennité trop oppressante, car 
tous les oiseaux s'étaient tus. Il monta de la terre 



32 LES NOURRITURES TERRESTRES 



un souffle si brûlant que Ton crut défaillir, et le 
pollen des conifères sortit comme une fumée 
d'or des bran.ches. — Puis il plut. 

J'ai vu le ciel frémir de l'attente de l'aube. 
Une à une les étoiles se fanaient. Les prés 
étaient inondés de rosée; l'air n'avait que des 
caresses glaciales. Il sembla quelque temps que 
l'indistincte vie voulût s'attarder au sommeil, et 
ma tête encore lassée s'emplissait de torpeur. Je 
montai jusqu'à la lisière du bois; je m'assis; 
chaque bête reprit son travail et sa joie dans la 
certitude que le jour va venir, et le mystère de la 
vie recommença de s'ébruiter par chaque échan- 
crure des feuilles. — Puis le jour vint. 

J'ai vu d'autres aurores encore. — J'ai vu l'at- 
tente de la nuit. 



Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit 
même pas un désir — mais simplement une dis- 
position à l'accueil. — Attends tout ce qui vient à 
toi — mais ne désire que ce qui vient à toi. — 

Ne désire que ce que tu as Comprends qu'à 

chaque instant du jour tu peux posséder Dieu 
dans sa totalité. — Que ton désir soit de l'amour. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 33 

et que ta possession soit amoureuse car 

qu'est ce qu'un désir qui n'est pas efficace? 

Eh ! quoi, Nathanaël, tu possèdes Dieu et tu ne 
t'en étais pas aperçu! — Posséder Dieu c'est le 
voir; mais on ne le regarde pas. Au détour d'au- 
cun sentier, Balaam, n'as tu vu Dieu, devant qui 
s'arrêtait ton âne ? — parce que toi tu te l'imagi- 
nais autrement. — Mais, Nathanaël, il n'y a que 
Dieu que l'on ne puisse pas attendre. — Attendre 
Dieu, Nathanaël, c'est ne comprendre pas que tu 
le possèdes déjà. — Ne distingue pas Dieu du 
bonheur et place tout ton bonheur dans l'ins- 
tant. 

J'ai porté tout mon bien en moi, comme les 
femmes de l'Orient pâle sur elles leur complète 
fortune. A chaque petit instant de ma vie, j'ai 
pu sentir en moi la totalité de mon bien. Il était 
fait, non par l'addition de beaucoup de choses 
particulières, mais par leur unique adoration. 
J'ai constamment tenu tout mon bien en tout mon 
pouvoir. 

Regarde le soir comme si le jour y devait 
mourir ; 



* 34 LES NOURRITURES TERRESTRES 



'.r. 



Bl-V 






1^ 



W 



Et le matin comme si toute chose y naissait. 
Que ta vision soit à chaque imtafit nofiwelh. 
Le sage est celui qui s'étonne de tout. 



Toute ta îati^e de tête vient, ô Nathanaêl, de 
la diversité de tes biens. Tu ne sais même pas 
I' lequel entre tous tu préfères et tu ne comprends 

pas que Tunique bien c'est la vie. Le plus petit 
instant de vie est plus fort que la mort, et la nie. 
La mort n'est que la permission d'une autre 
vie — pour que tout soit sans cesse renouvelé — 
afin qu'aucune forme de vie ne détienne cela plus 
de temps qu'il ne lui en faut pour se dire. Heu- 
reux l'instant où ta parole retentit. Tout le reste 
du temps écoute — mais quand tu parles, n'é- 
coute plus. 

Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous 
les livres. 

RONDE 

POUR ADORER CE QUE j'AÎ BRtJLÉ 



J 

n y a des livres qu'on lit, assis sur des petites plan- 
che '.tes: 






» « 1 «1 ^^ 



■« 



LES NOURRITURES TERRESTRES 35 



Devant un pupitre d'écolier* 

Il y a des livres qu'on lit en marche 

(Et c'est aussi à cause de leur formait) ; 

Tels sont pour les forêts., tels pour d'autres carapagaes, 

Et nobiscum rusticantur, dit Cicéron. 

Il y en a que je lus en diiigenee ; 

D'autres couché au fond des greniers à foin. 

■ « 

II y en a pour faifre eroire qu'on a une ànie ; 
D'autres pour la désespérer. 
Il y en a où l'on prouve l'existence de Dieu ; 
D'autres où l'on ne peut pas y arriver. 

Il y en a que l'on ne saurait admettre 
Que dans les bibliothèques privées ; 
Il y en a qui ont rwçu les éloges 
De beaucoup de critiques autorisés. 

Il y en a où il n'est question que d'apiculture 
Et que certains trouvent un peu spéciaux ; 
D'autres où il est tellement question de la nature 
Qu'après ce n'est plus la peine de se promener. 

Il y en a que méprisent les sages hommes 
Mais qui excitent les petits enfants. 

Il y en a qu'on appelle les anthologies 
Et où l'on a mis tout ce qu'on a dit de mieux sur n'im- 
porte quoi. 
Il y en a qui voudraient vous faire aimer la vie; 
D'autres après lesquels l'auteur s'est suicidé. . _^ 



36 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Il y en a qui sèment la haine 

Et qui récoltent ce qu'ils ont semé. 

Il y en a qui lorsqu'on les lit semblent luire 

Chargés d'extase^ délicieux d'humilité. 

Il y en a que l'on chérit comme des frères 

Plus purs et qui ont vécu mieux que nous* 

Il y en a dans d'extraordinaires écritures 
Et qu'on ne comprend pas, même quand on les a beaucoup 
étudiées. 



Nathanaël I quand aurons-nous brûlé tous les 
livres I 

11 y en a qui ne valent pas quatre sous ; 
D'autres qui valent des prix considérables. 

Il y en a qui parlent de rois et de reines ; 
Et d'autres de très pauvres gens. 

• 

Il y en a dont les paroles sont plus douces 
Que le bruit des feuilles à midi. 

C'est un livre que mangea Jean à Patmos, 

Comme un rat, — mais moi j'aime mieux les framboises — 

Ça lui a rempli d'amertume les entrailles 

Et après il a eu beaucoup de visions. 

Nathanaël! quand aurons-nous brûlé tous les 
livres I ! 



ï J'^ v 



r 
LES NOURRITURES TERRESTRES 37 



Il ne me suffit pas de lire que les sables des 
plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le 
sentent. Toute connaissance que n'a pas précédé 
une sensation m'est inutile. 

Je n'ai jamais rien vu de doucement beau dans 
ce monde, sans désirer aussitôt que toute ma 
tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre, 
l'effloraison de ta surface est merveilleuse! — 
paysage où mon désir s'est enfoncé ! Pays ouvert 
où ma recherche se promène; — allée de papyrus 
qui se referme sur de l'eau; roseaux courbés sur 
la rivière; ouvertures des clairières; apparition de 
la plaine dans l'embrasure des branchages, de la 
promesse illimitée. Je me suis promené dans les 
couloirs de roches ou de plantes. J'ai vu se dérouler 
des printemps. — volubilité des phénomènes. 

Dès ce jour, chaque instant de ma vie prit pour 
moi la saveur de nouveauté d'un don absolument 
ineffable. Ainsi je vécus dans une presque perpé- 
tuelle stupéfaction passionnée. J'arrivais très vite 
à l'ivresse et me plus à marcher dans une sorte 
d'étourdissement. 

4 



I 



d'Iles, tout ce que j'ai rencontré de rire sur les 
lèvres, j'ai voulu l'embrasser; de sang sur les 
îdiH's. de larmes dans les yeux, j'ai voulu le 
hniie; mordre à la pulpe de tous les fruits que 
\Lis moi penchèrent des branches. A chaque 
iiiiLit-rge nie saluait une faim; devant chaque 
siiiirce m'attendait une soif — une soif, devant 
iliiniioe, particulière; — et j'aurais voulu d'au- 
Irvs mots pour marquer mes autres désirs 

de marche où s'ouvrait une route; 

de repos où l'ombre invitait; 

de nage au bord des eaux profondes; 
(i iiiiiour ou de sommeil au bord de chaque lit. 

,1 ai porté hardiment ma main sur chaque chose 
f[ me suis cru des droits sur chaque objet de mes 
(Itsirs. — (Et d'ailleurs, ce que nous souhaitons, 
N;illiimaël, ce n'est point tant la possession que 
1 iiiiiour.) Devant moi, ah! que toute chose s'irise; 
(]ur foute beauté se revête, se diapré de mon 



LIVRE II 



L 



TTv^T-'-^ 



NOURRITURES! 

Je m'attends à vous, nourritures ! 
Ma faim ne se posera pas à mi-route ; 
Elle ne se taira que satisfaite; 
Des morales n'en sauraient venir à bout 
Et de privations je n'ai jamais pu nourrir que 
mon âme. 

Satisfactions! je vous cherche. 

Vous êtes belles comme les aurores d'été. 

Sources plus délicates au soir, délicieuses à 
midi ; eaux du petit matin glacées ; souffles au bord 
des flots ; golfes encombrés de mâtures; tiédeur 
des rives cadencées. 0! s'il est encore des routes 
vers la plaine; les touffeurs de midi; les breuvages 

des champs, et pour la nuit le creux des meules 

s'il est des routes vers l'orient, des sillages sur 
les mers aimées; des jardins à Mossoul; des 
danses à Touggourt; des chants de pâtre en 



H(ilvclie ; — s'il est des routes vers le Nord ; des 
foires à Nijni; des traîneaux soulevant la neige; 

lies lacs gelés Certes, Nathanaël, ne s'ennuie- 

roiitpasnosdésirs 

i )cs bateaux sont venus dans nos ports apporter 
k's fruits nus de plages irrêvées... allons ! allons ! 
(licliargez-les de leur faix un peu vite, que nous 
puissions enfin y goûter 

\ourritures ! je m'attends à vous, nourritures ! 
^iatisfactions, je vous cherche. 
Vous êtes belles comme les rires de l'été. 
Je sais que je n'ai pas un désir 
(Jui n'ait déjà sa réponse apprêtée, 
l'.hacune de mes faims attend sa récompense. 
Nourritures ! je m'attends à vous, nourritures ! 
l 'ar tout l'espace je vous cherche, satisfactions 
de tous mes désirs. 



I 



l'.i^. que j'ai connu de plus beau sur la terre 

;i|i! Natbanaël! c'est ma faim. 

Klle a toujours été fidèle 

u tout ce qui toujours l'attendait. 



«W'H^y'Ts p ""» 



LES NOURRITURES TERRESTRES 43 



Est-ce de vin que se grise le rossignol? 
L'aigle, de lait? — ou non point de genièvre 
les grives? 

— L'aigle se grise de son vol. Le rossignol 
s'enivre des nuits d'été. La plaine tremble de 
chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te 
devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te 
grise pas, c'est que tu n'avais pas assez.faim. 

Chaque action parfaite s'accompagne de vo- 
lupté. A cela tu connais que tu devais la faire. — 
Je n'aime point ceux qui se font un mérite d'avoir 
péniblement œuvré. Car si c'était pénible, ils 
auraient mieux fait de faire autre chose. La joie 
que l'on y trouve est signe de l'appropriation du 
travail et la sincérité de mon plaisir, Nathanaël, 
m'est le plus important des guides. 

Je sais ce que mon corps peut désirer de volupté 
chaque jour et ce que ma tète en supporte. Et puis 
commencera mon sommeil. Terre et ciel ne me 
valent plus rien au delà. 



44 LES NOURRITURES TERRESTRES 



• 



Il y a des maladies extravagantes 

Qui consistent à vouloir ce que l'on n'a pas. 

— Nous aussi, dirent-ils, nous aussi. Nous au- 
rons connu le lamentable ennui de notre âme 

— De la caverne d'Adullam, tu soupirais, David, 
après réau des citernes. Tu disais: 0! qui m'ap- 
portera Teau fraîche qui jaillit du pied des murs 
de Bethléem. Enfant, je m'y désaltérais; mais 
maintenant elle est captive, cette eau que ma fièvre 

désire 

Ne désire jamais, ♦Nathanaël, regoûter les 
eaux du passé. 

Nathanaël, ne cherche pas, dans l'avenir, à 
retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant 
sa nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes 
joies — ou sache qu'en son lieu préparé te sur- 
prendra une joie autre. 

Que n'as-tu donc compris que tout bonheur est 
de rencontre et se présente à toi dans chaque 
instant comme un mendiant sur ta route. Malheur 
à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce 



LES NOURRIIL'RES TERRESTRES 45 



que tu n'avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur 
— et que tu ne Tadmets que conforme à tes vœux. 
Le rêve de demain est une joie — mais la joie 
de demain en est une autre — et rien heureuse- 
ment ne ressemble au rêve qu'on s'en était fait, 
car c'est différemment que vaut chaque chose. 

Je n'aime pas que vous me disiez : viens, je t'ai 
préparé telle joie; je n'aime plus que les joies de 
rencontre, et celles que ma voix fait jaillir du 
rocher; — elles couleront ainsi pour nous, neuves 
et fortes, comme les vins nouveaux abondent du 
pressoir. 

Je n'aime pas que ma joie soit parée, ni que la 
Sulamite ait passé par des salles; pour l'embrasser 
je n'ai pas essuyé de ma bouche les taches que les 
grappes avaient laissées; après les baisers, j'ai bu 
du vin doux sans avoir rafraîchi ma bouche ^ — et 
j'ai mangé du miel de ruche avec sa cire. 

Nathanaël, n'apprête aucune de tes joies. 



1 



(Jii tu ne peux pas dire tant mieux, dis: tant 
pis. Natlianaël, il y a là de grandes promesses de 
bonheur- 

Il y en a qui regardent les instants de bonheur 
coiiime donnés par Dieu — et les autres comme 
donnés par Qui d'autre?... 

\athanaël,nedistingue pas Dieu de ton bonheur. 

— Je ne peux pas plus être reconnaissant à 
"Dieu" de m'avoir créé que je ne pourrais lui en 
vouloir de ne pas être, — si je n'étais pas. 

Nathanaël, il ne tant parler de Dieu que naturel- 

k'inent. 

.le veux bien que l'existence une fois admise, 
coWe de la terre et de l'Iiomme et de moi paraisse 
naturelle, mais ce qui confond mon intelligence, 
c'est la stupeur de m'en apercevoir 

Certes j'ai chanté moi aussi des cantiques et 
i';ii écrit la 






LES NOURRITURES TERRESTRES 'l7 



RONDE 



DES BELLES PREUVES DE l'EXISTENGE DE DIEU 



Nathanaël, je t'enscip:norai que les plus beaux mouve- 
vements poétiques sont ceux sur les mille et une preuves de 
l'existence de Dieu. ïu comprends n'est-ce pas qu'il ne 
s'agit pas ici de les redire, ni surtout de les redire simple- 
ment ; — et puis il y en a qui ne prouvent que l'existence 
— et ce qu'il nous faut c'est aussi sa permanéité. 

Je sais bien, ah ! oui, qu'il y a l'argument de Saint- 
Anselme. 

Et l'apologue des parfaites îles Fortunées.— 

Mais hélas î hélas, Nathanaël, tout le monde ne peut pas y 
habiter. 

Je sais qu'il y a l'assentiment du plus grand nombre.— 
Mais tu crois, toi, au petit nombre des élus. 

Il y a bien la preuve par deux et deux font quatre.— 
Mais, Nathanaël, tout le monde ne sait pas bien calculer. 

Il y a la preuve du premier moteur, 

A cause de celui qui était encore avant celui-là; 

Nathanaël, c'est fâcheux que nous n'ayons pas été là.— 

On aurait vu créer l'homme et la femme; 

Eux s'étonner de n'être pas nés petits enfants ; 

Les cèdres de l'Elbrouz fatigués d'être nés déjà sécu- 
laires. 

Et sur des monts déjà ravinés par les eaux. 

— Nathanaël I avoir été là pour l'aurore ! — par quelle 
paresse n'étions-nous pas déjà levés ? — Est-ce'que toi tu ne 
demandais pas à vivre? — ah! moi je le demandais certaine- 



R Oient Mais dans ce temps, l'esprit de Dieu s't^veillait à 

■ peine, après avoir dormi hors du temps, sur les eaux. — Si 

j'f'iisse été là, NatiianaM, je lui eusse demandé de taire tout 
lin peu plus vaste — et ne me réponds pas, toi, qu'alors 
rien ne s'en serait aperçu (1). 

Il y a la preuve par les causes finales 

Mais tous ne trouvent pas que la fin justifie les moyens. 

11 y en a qui prouvent Dieu par l'amour que l'on sent 
pour lui. — Voilà pourquoi, Nathanaèl, pour moi j'ai 
iKirimié Dieu tout ce que j'aime, et que j'ai voulu tout aimer. 

— Ne crains pas que je fcnumÈre d'ailleurs je ne 

riiminencerais pas par loi; j'ai préféré bien des choses aux 
liiimmes et ce ne sont pas eus que j'ai surtout aimés sur la 
' Irrre.-' Car ne t'y méprends pas, Nattianacl, ce que j'ai de 

|jlus fort en moi, ce n'est certes pas la bonté, — ni je crois 
mm plus de meilleur — et ce n'est pas non plus la bonté 
que j'estime surtout chez les hommes. Natlianaêl, préfère- 
liiir ton Dieu... Moi aussi j'ai su louer Dieu, j'ai chanté 
|nmr Lui des cantiques, — etjecroismémecelaîsanll'avoir 
jifiriois un peu surfait. 



" Cela t'amuse-t-il tant, me dit-il, d'édifier 
;iirisi des systèmes?» 

— « Rien ne m'amuse plus, répondis-je, et je 
m'y contente l'esprit. 

I . " Ji! peui parfHitemenl concevoir un aivlre monde, dit Alcido, où 
ii< .\ el deux De feruiunl poinl quatre. >> 

P.irblou,Je vous en déflc bien», dit Ménalque. 



■•«"7 



LES NOURRITURES TERRESTRES 49 



Je ne goûte pas une joie que je ne Ty veuille 
attachée. » 

— « Cela Taugmente-t-il? » 

— « Non, dis-je, cela me la légitime. » 

Certes, il m'a plu souvent qu'une doctrine et 
même qu'un système complet de pensées ordon- 
nées justifiât à moi-même mes actes; mais par- 
fois je ne l'ai pu considérer que comme l'abri de 
ma sensualité. 






Toute chose vient en son temps, Nathanaël, et 
chaque naît de son besoin, et n'est pour ainsi dire 
qu'un besoin extériorisé. 

J'avais besoin d'un poumon, m'a dit l'arbre; 
alors ma sève est devenue feuille, afin d'y pouvoir 
respirer. Puis quand j'eus respiré, ma feuille est 
tombée, et je n'en suis pas mort... Mon fruit con- 
tient toute ma pensée sur la vie. 

Nathanaël, ne crains pas que j'abuse de cette 
forme d'apologue, car je ne l'approuve pas 
beaucoup. Je ne veux fenseigner d'autre sagesse 



L 



r|iiela vie. Car c'est un grand souci que dépenser. 
.!'■ me suis iatigué quand j'étais jeune à suivre au 
loin les suites de mes actes et je n'étais sûr de ne 
|iliis pécher qu'à iorce de ne plus agir. 

Puis j'écrivis : Je ne dus le salut de ma ciiair 
itiià l'irrémédiable empoisonnement de mon âme 
— puis je ne compris plus du tout ce que j'avais 
\milu dire par là. 

Nathanaël — je ne crois plus au péché. 

Mais tu comprendras que ce n'est qu'avec 
liciiucoup de joie qu'un peu de droit à la pensée 
sjcliète. — L'homme qui se dit heureux et qui 
lionse, celui là sera appelé vraiment fort. 



Nathanaël, le malheur de chacun vient de ce 
i|(ie c'est toujours chacun qui regarde et qu'il 
•-importe toujours plus que les choses. Ce n'est 
li;is pournous, c'est pour elle que chaque chose 
(■si importante. Que ton œil soit la chose regardée 



...Nathanaël! je ne peux plus commencer un 
seul vers, sans que ton nom délicieux y re- 
vienne .. 

Nathanaël, je voudrais te faire naître à la vie. . . 

Nathanaël — est-ce que tu comprends assez- h' 
pathétique de mes paroles? — Je voudrais !ii;iii- 
procher de toi plus encore. . . 

Et, comme, pour le ressusciter, Elisée, sur 1(> 
fils de la Sunamite — " la bouche sur sa bouclu'. 
et les yeux sur ses yeux — et les mains sur ^t-s 
mains s'étendît » — mon grand cœur rayonnant 
contre ton kme encore ténébreuse, m'étendre >iir 
toi tout entier, ma bouche sur ta bouche, et iium 
front- sur ton front, tes mains froides dans \\\f< 
mains brûlantes, et mon cœur palpitant... n \\\ l:i 
chair de l'enfant se réchauffa a, est-il écrit. . . Alin 
que dans la volupté tu t'éveilles — puis me ?(i/.ss( .v 
— pouruneviepalpitanteetdéréglée. — NathaiKH"!, 
voici toute la chaleur de mon âme... emporte-la. 
Nathanaël, je veux t'apprendre la ferveur. 

Nathanaël — car ne demeure pas auprès de ci' 
qui te ressemble; -^ ne demeure jamais, Nallia- 
naël. — Dès qu'un environ a pris ta ressembla [i(?n, 
ou que toi tu t'es tait semblable à l'environ — 



il n'est plus pour toi profitable. II faut Je quitter. 
Mien n'est plus dangereux pour loi que ta 

fiiiiiille, que ta chambre, que ton passé Ne 

prends de chaque chose que leur éducation; et 
que la volupté qui te vient d'elles te les épuise. 

Xalhanaël, je te parlerai des instants... As-tu 
I onipris de quelle force est leur présence^... Une 
I>:is assez constante pensée de la mort n'a donné 
pas assez de prix au plus petit instant de ta vie... 
Kl ne comprends-tu pas que chaque instant ne 
pifiidrait pas cet éclat admirable, sinon détaché 
pour ainsi dire sur le fond très obscur de la 
mon? 

^ Je ne chercherais plus à rien faire, s'il 
m'i'lait dit, s'il m'était prouvé, que j'ai pour cela 
Ion t Je temps; — je me reposerais d'abord d'avoir 
Mitilu commencer quelque chose, ayant le temps 
de faire aussi toutes les autres. Ce que je ferais 
(10 serait jamais que n'importe quoi... s'il m'était 
piouvé que, au moins, cette forme de vie ne 
licvait finir — et que je ne m'en reposerai pas, 
1 livant finie, dans un sommeil un peu plus pro- 
fond, un peu plus oublieux que celui que j'at- 
li'iuis chaque nuit— 



^ 



LES NOURRITURES TERRESTRES 53 



Et je pris ainsi Thabitude de séparer chaque 
instant de ma vie, pour une totalité de joie, 
isolée — pour y concentrer subitement toute 
une particularité de bonheur... tellement, que je 
ne me reconnaissais plus dès le plus voisin sou- 
venir. 



Il y a un grand plaisir, Nathanaël, à déjà tout 
simplement affirmer : 

Le fruit du palmier s'appelle datte — 
et c'est un mets délicieux . 

Le vin du palmier s'appelle lagmy; c'en est 
la sève fermentée; les Arabes s'en grisent et 
je ne l'aîme pas beaucoup. C'est une coupe de 
lagmy que m'offrit ce berger de chèvres dans 
les beaux jardins de Ouardi. 



— J'ai trouvé ce matin, dans une allée des 
Sources, m'y promenant, un champignon étrange. 

C'était, enveloppé d'une gaine blanche, comme 
u:i fruit de magnolia rouge-orange, avec de 



5. 



54 LES SOURRITURFS TERRESTRES 



réguliers dessins gris de cendre qu'on comprenait 
formés de poussière sporagineuse, issue de Tin- 
térieur. Je Touvris; il était plein d'une matière 
boueuse, au centre formant gelée claire; il en 
sortait une nauséabonde odeur. 

Autour de lui, d'autres plus ouverts n'étaient 
plus que comme ces fongosités aplaties qu'on 
voit sur le tronc des vieux arbres. 

— (J'écrivais cela avant de partir pour Tunis 
— et je te le copie ici pour te montrer quelle 
importance prenait pour moi chaque chose aus- 
sitôt que je la regardais. ) 

Honfleur, (dans la riiel. 

Et par moments il me semblait que les autres^ 
autour de moi, ne s'agitaient que pour augmenter 
en moi le sentiment de ma vie personnelle. 

Hier j'étais ici — aujourd'hui je suis là 
Mon^ Dieu ! que me font tous ceux là 
Qui disent, qui disent, qui disent : 
Hier j'étais ici, aujourd'hui je suis là... 

Je sais des jours où me répéter que deux et 
deux faisaient encore quatre suffisait à m'emplir 




I.KS NOURRITURES TERRESTRES 



Oï 



d'une certaine béatitude — et la seule vue de 
mon poing sur la table.., 

et d'autres jours où cela m'était complètement 
égal. 



i ■ iT'^-^-^Tr- 



1 






LIVRE III 



J» 



^^m 



Villa Borghèse. 

Dans cette vasque (pénombre)..... chaque 

goutte, chaque rayon, chaque être, s'y mourait 
avec volupté. 

Volupté! Ce mot je voudrais le redire sans 
cesse ; je le voudrais synonyme de bien-être et 
même qu'il suffit de dire être, simplement. 

Ah! que Dieu n'ait pas créé le monde en vue 
simplement de cela, c'est ce qu'on ne pourrait 
comprendre qu'en se disant : etc. 



.. C'est un lieu de fraîcheurs exquises, où 
le charme de dormir est si grand qu'il 
semblait jusqu'alors inconnu, 

.. Et là, des nourritures délicieuses 
attendaient que nous en eussions faim. 



I 



Adriatique, (3 h. du matin). 
Le ';hant de ces marins dans les cordages 
m'importune 

! si tu savais, si tu savais, terre excessive- 
ment vieille et si jeune, le goût amer et doux, 
legofttdélicieuxqu'a la vie si brèvede l'homme 

Si tu savais, éternelle idée de l'apparence, ce 
que la proche attente de la mort donne de valeur 
à l'instant! . 

0! printemps, les plantes qui ne vivent qu'un 
an, ont leurs fragiles fleurs plus pressées; — 
rhomme n'a qu'un printemps dans la vie et le 
.souvenir d'une joie n'est pas une nouvelle appro- 
che du bonheur. 

Colline de Fiesole. 

ISolle Florence, ville d'étude grave, de luxe et 
le llciirs; surtout sérieuse; grain de myrte et 
■oiiroiine de « svelte laurier ». 

Colline de Vincigliata. Là j'ai vu pour la pre- 
mière fois les nuages, dans l'azur, se dissoudre; 
je m'en étonnai beaucoup ne pensant pas qu'ils 
pussent ainsi se résorber dans le ciel — croyant 
qu'ils duraient jusqu'à la pluie et ne pouvaient 



, ^^JfT^'^--^. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 61 



que se grossir. Mais non : j'en observais tous Jes 
flocons un à un disparaître; — il ne restait 
plus que de Tazur. C'était une mort merveilleuse; 
un évanouissement en plein ciel. 

Home, Monte Pincio, 

Ce qui fit ma joie ce jour là, c'est quelque 
chose comme l'amour — et ce n'est pas Ta- 
mour — ou du moins pas celui dont parlent et 
que cherchent les hommes. — Et ce n'est pas 
non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait 
pas d'une femme.; il ne venait pas non plus de 
ma pensée. Ecrirai-je, et me comprendras-tu si je 
dis que ce n'était là que la simple exaltation de 
la LUMIÈRE? 

J'étais assis dans ce jardin ; je ne voyais pas le 
soleil; mais l'air brillait de lumière diffuse — 
comme si l'azur du ciel devenait liquide et pleu- 
' vait. Oîii vraiment, il y avait des ondes, des 
remous de lumière; sur la mousse des étincelles 
comme des gouttes; oui vraiment, dans cette 
grande allée on eût dit qu'il coulait de la lumière, 
et des écumes dorées restaient au bout des bran- 
ches de ce ruissellement de rayons. 



L 



Naples, petite boutique du coiffeur devant la 
nier et le soleil. Quais de chaleur; stores qu'on 
soulève pour entrer. On s'abandonne; est-ce que 
cria va durer longtemps; quiétude; gouttes de 
sueur aux tempes; frisson de la mousse de savon 
^tir les joues. Et lui qui raffine après qu'il a rasé, 
ruse encore avec un rasoir plus habile et s'aidant 
;i présent d'une petite éponge imbibée d'eau tiède, 
i|ui mollit la peau, relève la lèvre... Puis avec 
une douce eau parfumée il lave la brûlure laissée; 
puis avec un onguent, calme encore... et pour 
ne pas bouger encore, je me fais couper les 
rhiîveux. 

Aniat/i, (dam la nuit). 
Il y a des attentes nocturnes 
d'on ne sait encor quel amour. 

Petite chambre au-dessus de la mer; m'a 
nveillé la trop grande clarté de la lune, de ia 
liiîie au-dessus de la mer. 

Quand je m'approchai de la fenêtre, je croyais 
{[lie c'était l'aube et que j'allais voir se lever le 
^uleil... Mais non... (chose déjà pleine et parfaite- 






LES NOURRITURES TERRESTRES 63 



ment accomplie) — la lune — douce, douce, douce 
comme pour l'abord d'Hélène au second Faust ; 
mer déserte; village mort. Un chien hurle dans 
la nuit... loques pendant à des fenêtres. 

Pas de place pour l'homme. Ne plus comprendre 
comment tout cela va se réveiller. Désolation 
excessive du chien. Le jour n'aura plus lieu. 
Impossibilité de dormir. Est-ce que tu feras... 
(ceci ou cela) : sortiras-tu dans le jardin désert? 
— descendras-tu vers la plage, t'y laver? — iras- 
tu cueillir des oranges, qui semblent grises sous 
la lune...? d'une caresse consoleras-tu le chien? 
— ' (Tant de fois j'ai senti la nature réclamer de 
moi un geste, et je n'ai pas su lequel lui don- 
ner). .* Attendre le sommeil qui ne va pas venir. .. 



Un enfant est entré dans ce jardin, s'accro- 
chant à la branche qui frôlait l'escalier; l'escalier 
menait à des terrasses; longeant ce jardin; l'on 
n'y paraissait pas pouvoir entrer . 

0! petite figure que j'ai caressée sous les feuil- 
les — jamais assez d'ombre n'aura pu ternir ton 
éclat — et l'ombre des boucles sur ton front 
paraît toujours encor plus sombre. 



04 LES NOURRITURES TERRESTRES 



w 



Je descendrai dans ce jardin, me pendant aux 
lianes et aux branches — et sangloterai de ten- 
I dresse sous ces bosquets plus pleins de chants 

qu'une volière — jusqu'à l'approche du soir, 
jusqu'à l'annonce de la nuit qui dorera, puis 
approfondira reau mystérieuse des fontaines. 



if' 



... Et les corps délicats épousés sous les branches. 

... J'ai touché d'un doigt délicat sa peau nacrée... 

Je voyais ses pieds délicats 

Qui posaient sans bruit sur le sable... 



Syracuse, 

Barque à fond plat ; ciel bas, qui parfois baissait 
jusqu'à nous en pluie tiède; — odeur de vase des 
plantes d'eau, froissement des tiges. 

La profondeur de l'eau dissimule l'abondant 
jaillissement de cette source bleue. Aucun bruit; 
c'est, dans cette campagne solitaire, dans cette 
naturelle vasque creusée, comme une éclosion 
d'eau entre les papyrus. 



LES NOURRITURES TERRESTRES f)5 



Tunis. 

Dans tout Tazur, rien que ce qu'il fallait de 
blanc pour une voile, — de vert pour son ombre 
dans Feau. 

La nuit — Bagues qui luisent dans l'ombre — 
Clartés de la lune où Ton erre. Pensées différentes 
de celles du jour. 

Néfaste clarté de la lune au désert. — Les 
démons rôdeurs des cimetières; — pieds nus sur 
les dalles bleues. 

Malte. 

Extraordinaire ivresse des crépuscules d'été 
sur les places, quand il fait encore très clair, 
et que pourtant on n'a plus d'ombres. — Exal- 
tation très spéciale. 



Nathanaël, je te dirai tous les jardins que j'ai 
vus: 

A Florence on vendait des roses: certains 
jours la ville entière embaumait. Je me prome- 

6. 



G6 LES NOURRITTRES TERRESTRES 



nais chaque soir aux Cascine et le dimanche aux 
jardins Boboli sans fleurs. 

A Sévillejl y a, près delaGiralda, une ancienne 
cour de mosquée; des orangers y poussent par 
places régulières; le reste de la cour est dallé; les 
jours de grand soleil, on n'y a qu'une petite 
ombre restreinte; c'est une cour carrée, entourée 
de murs; elle est d'une grande beauté; je ne sais 
pas t'expliquer pourquoi. 

Hors de la ville, dans un énorme jardin clos de 
grilles, croissent beaucoup d'arbres des pays 
chauds ; je n'y suis pas entré, mais, à travers les 
grilles, j'ai regardé; j'ai vu courir des pintades et 
j'ai pensé qu'il y avait là beaucoup d'animaux 
apprivoisés . 

Que te dirai-je de l'Alcazar? jardin semblant 
de merveille persane; je crois, en t'en parlant, 
que je le préfère à tous. J'y pense en relisant 
Hafiz : 



« Apportez-moi du vin — Que je tache ma robe ! — 
Car je chancelle d'amour — Et l'on m^ appelle sage,,, » 

Des jeux d'eaux sont préparés dans les allées; 
les allées sont dallées de marbre, bordées de 



LES NOURRITURES TERRESTRES 67 



myrtes et de cyprès. Des deux côtés sont des 
bassins de marbre, où les courtisanes du roi se 
lavaient. On n'y voit d'autres fleurs que des roses, 
des narcisses et des fleurs de laurier. Au fond du 
jardin, il y a un arbre gigantesque, où Ton se 
figure un bulbul épingle. Près du palais, d'autres 
bassins de très mauvais goût rappellent ceux des 
cours de la Présidence à Munich, où il y a des 
statues faites tout en coquilles. 

C'est dans les jardins royaux de Munich que 
j'allais, un printemps, goûter les glaces à l'herbe 
de mai, près d'une obstinée musique militaire. 
Un public inélégant, mais mélomane. — Le soir 
s'enchantait de pathétiques rossignols. Leur 
chant m'alanguissait, comme d'une poésie alle- 
mande. — Il est une certaine intensité de délices 
que l'homme peut à peine dépasser — et non 
sans larmes. Les délices mêmes de ces jardins 
me faisaient presque douloureusement songer 
que j'aurais aussi bien pu être ailleurs. — C'est 
pendant cet été que j'appris à jouir plus parti- 
culièrement des températures. Les paupières sont 
admirablement aptes à cela. Je me souviens d'une 
nuit en wagon que je passai devant la fenêtre 
ouverte, uniquement à goûter l'attouchement du 



68 LES NOURRITURES TERRESTRES 



souffle plus frais ; je fermais les yeux, non pour 
dormir, mais pour cela. La chaleur avait été 
durant tout le jour étouffante et, ce soir, l'air 
encore très tiède pourtant parut frais et comme 
liquide à mes paupières enflammées. 

A Grenade, les terrasses du Généraliffe, plan- 
tées de lauriers roses, n'étaient pas fleuries lors- 
que je les vis; — ni le Campo Santo de Pise; ni 
le petit cloître de Saint-Marc, que j'aurais sou-^ 
haité plein de roses... Mais à Rome, le Monte 
Pincio, je l'ai vu dans la plus belle saison; durant 
les après-midi accablantes, on y venait chercher 
de la fraîcheur. Demeurant auprès, je m'y pro- 
menais chaque jour. J'étais malade et ne pouvais 
penser à rien; la nature me pénétrait; aidé par 
un trouble des nerfs, je ne sentais parfois plus à 
mon corps de limites ; il se continuait plus loin; 
ou parfois, voluptueusement, devenait poreux 
comme un sucre; je fondais. — Du banc de pierre 
où j'étais assis, l'on cessait de voir Rome qui 
m'exténuait; on dominait les jardins Borghèse, 
dont le contrebas mettait au niveau de mes pas 
les cimes un peu lointaines des plus hauts pins... 
ô terrasses ! terrasses, d'où l'espace s'est élancé. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 00 



Le vent sur les ramures dominées... ô! naviga- 
tion aérienne... 

J'aurais voulu, la nuit, rôder dans les jardins 
Farnèse; mais on n'y laisse pas pénétrer... 
Admirables végétations sur ces ruines dissimu- 
lées. 

A Naples, il y a des jardins bas qui suivent la 
mer comme un quai et laissent entrer le soleil. 

A Nîmes, la Fontaine, pleine d'eaux claires 
canalisées. 

A Montpellier, le jardin botanique. Je me sou- 
viens qu'avec Ambroise, un soir, comme aux 
jardins d'Académus, nous nous assîmes sur une 
tombe ancienne, qui y est tout entourée de 
cyprès; et nous causions lentement en mâchant 
des pétales de roses. 

Nous avons, une nuit, vu du Pérou, la mer 
lointaine et que la lune argentait; auprès de 
nous s'ébruitaient les cascades du château d'eau 
de la ville; des cignes noirs frangés de blanc 
nageaient sur le bassin calmé. 

A Malte, dans les jardins du résident je vins 
lire; il y avait à Citta Vecchia un bois très petit 
de citronniers ; on l'appelait « il Boschetto » ; nous 
nous y plûmes; et nous mordîmes des citrons 



nn'irs, dont la saveur première est d'une acidité 
intolérable, mais qui laisse après dans la bouche 
lin arôme rafraîchissant. Nous en avons mordu 
niissi dans les cruelles Latomies de Syracuse. 

Dans le parc de La Haye circulent des daims 
point trop sauvages. 

r>u jardin d'Avranches on voit le Mont-Saint- 
Alicjiel, et les sables lointains, au soir, semblent 
nne matière embrasée. — Il y a de très petites 
villes qui ont des jardins charmants; on oublie 
la ville; on oublie son nom; on souhaite revoir 
|p jardin, mais on ne sait plus y revenir. 

Je rêve aux jardins de Mossoul; on m'a dit 
i|irils sont pleins de roses- Ceux de Kashpur, 
Omar lésa chantés, et Hafiz les jardins de Shiraz; 
nous ne verrons pas les jardins de Nashpur- 

Mais à Biskra je connais les jardins de Ouardi. 
rif's enfants y gardent les chèvres. 

A Tunis, il n'y a pas d'autre jardin que le cime- 
liOre. A Alger, au jardin d'essai (des palmiers de 
loiLte espèce) j'ai mangédes fruits que je n'avais 
;ivant jamais vus. — Et de Blidah ! Nathanaël, que 
dirai- je? 

Ah! douce est l'herbe du Sahel; — et tes fleurs 
d'orangers! et tes ombres! suaves les odeursdi 



g^^s^^n^^ry^ 



#»• 



LES KOURHITUKES TERRESTRES 71 



tes jardins... Blidah! Blidah! petite rose! —au 
début de Thiver, je t'avais méconnue. Ton bois 
sacré n'avait de feuilles que celles qu'un printemps 
ne renouvelle pas; et tes glycines et tes lianes 
Semblaient des sarments pour la flamme. La neige 
descendue de tes montagnes t'approchait; je ne 
pouvais me réchauffer dans ma chambre, et 
moins dans tes jardins pluvieux. Je lisais la Doc^ 
trine de la Science de Fichte et me sentais rede- 
venir religieux. J'étais doux; je disais qu'il faut 
se résigner à sa tristesse et je tâchais de faire 
de tout cela de la vertu. — Maintenant j'ai secoué 
là-dessus la poussière de mes sandales ; qui sait 
où le vent l'a portée? — poussière du désert où 
j'ai rôdé comme un prophète; — pierre trop aride 
effritée; — à mes pieds elle fut brûlante (car le 
soleil l'avait énormément chauffée). — Dans 
l'herbe du Sahel, à présent, que mes pieds se 
reposent ! Que toutes nos paroles soient d'amour ! 
Blidah ! Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose ! Je 
t'ai vue tiède et parfumée, pleine de feuilles et de 
. roses. La neige de l'hiver avait fui. Dans ton jar- 
din sacré luisait mystiquement ta mosquée blan- 
che et la liane ployait sous les fleurs. Un olivier 
disparaissait sous les guirlandes qu'une glycine 



-^i-T 



"2 LES NOURRITURES TERRESTRES 



lui iaisait. L'air suave apportait le parfum qui 
s'élevait des fleurs d'oranges et même les man- 
dariniers grêles embaumaient. Du plus haut de 
leurs hautes branches les eucalyptus délivrés 
laissaient tomber leur vieille écorce; elle pendait, 
protection usée, comme un habit que le soleil fait 
inutile, comme ma vieille morale qui ne valait que 
pour l'hiver. 



Blidah . 

Les tiges énormes du fenouil, (l'éclat de leur 
floraison d'or verdi, sous la lumière d'or ou sous 
les feuilles azurées des eucalyptus immobiles) — 
ce matin de premier été, sur la route que nous 
suivons dans le Sahel, elles étaient d'une splen- 
deur incomparable. 

... Et les eucalyptus étonnés ou tranquilles. 

— Participation de chaque chose à la nature ; 
impossibilité d'en sortir. Lois physiques envelop- 
pantes. Wagon s'élançant dans la nuit; au matin 
il se couvre de rosée. 



i 




LES NOURRITURES TERRESTRES 73 



A bord, 

... Que de nuits, ah ! vitre ronde de ma cabine, 
hublot fermé, — que de nuits j'ai regardé vers 
toi de ma couchette en me disant : Voici, quand 
cet œil blanchira, ce sera l'aube; alors' je me 
lèverai et je secouerai mon malaise; et l'aube 
lavera la mer; et nous aborderons à la terre 
inconnue. — L'aube est venue sans que la mer 
en soit calmée, la terre était encore lointaine et 
sur la face mobile des eaux chancelait toute ma 
pensée. 

Le malaise des flots dont toute la chair se sou- 
vient. — Accrocherai-je une pensée à cette hune 
vacillante? pensai-je. Lames, ne verrai-je que 
l'eau s'éparpiller au vent du soir? — Je sème mon 
amour sur la vague ; ma pensée sur la stérile 
plaine des flots. — Mon amour plonge dans les 
flots, qui se suivent et se ressemblent. Ils passent 
et l'œil ne les reconnaît plus. — Mer informe ettou- • 
jours agitée ; loin des hommes, tes flots se taisent ; 
rien ne s^oppose à leur fluidité ; mais nul ne peut 
entendre leur silence ; sur la plus frêle chaloupe, 
déjà se heurtent-ils, et leur bruit nous fait croire 
que la tempête en est bruyante. Les grandes 



"4 LlîS KOtlRtUTURES TERRESTRES 



vagues avancent et se succèdent sans aucun 
bruit. Elles se suivent, et chacune soulève à son 
tour la même goutte d'eau, sans presque la 
déplacer. Seule leur forme se promène; Teau se 
prête, et les quitte, et ne les accompagne jamais. 
Toute forme ne prend que pour bien peu d'ins- 
tants le même être; à travers chacun, elle continue, 
puis le laisse. Mon âme! ne t'attache à aucune 
pensée. Jette chaque pensée au vent du large qui 
te l'enlève; tu ne la porteras jamais toi-même 
jusqu'aux cieux. 

Mobilité des flots, c'est vous qui fîtes ma si 
chancelante pensée! tu ne bâtiras rien sur la 
vague. Elle s'échappe sous chaque poids. 

Le doux port viendra-t-il, après ces découra- 
geantes dérives, ces errements de ci, de là? — 
où mon âme enfin reposée, sur une solide jetée, 
près du phare tournant — regardera la mer. 



LIVRE IV 



I 



Dans un jardin— sur la colline de Flo- 
rence, (celle qui fait face à Fiesole) 
— où nous étions ce soir assemblés : 



Mais VOUS ne savez pas — vous ne pouvez 
savoir, Angaire, Ydier, Tityre, dit Ménalque (et 
je te le redis à présent en mon nom, Nathanaël) 
la passion qui brûla ma jeunesse. J'enrageais 
de la fuite des heures. La nécessité de l'option 
me fut toujours intolérable; choisir m' appa- 
raissait non tant élire, que repousser ce que 
je n'élisais pas. Je comprenais épouvantable- 
ment l'étroitesse des heures, et que le temps 
n'a qu'une dimension; c'était une ligne que 
j'eusse souhaitée spacieuse, et mes désirs en y 
courant empiétaient nécessairement l'un sur 
l'autre. — Je ne faisais jamais que ceci ou que 
cela. Si je faisais ceci, cela m'en devenait aussitôt 
regrettable, et je restais souvent sans plus rien 
oser faire, éperdument et comme les bras toujours 

7. 



. ^^, ,-^.^.^^ 



78 LES NOUBRITURES TERRESTRES 



ouverts, de peur, si je les refermais pour la prise, 
de n'avoir sdiisiquune chose. L'erreur de ma vie 
fut dès lors de ne continuer longtemps aucune 
étude, pour n'avoir su prendre mon parti de renon- 
cer à beaucoup d'autres. — N'importe quoi s'ache- 
tait trop cher à ce prix-là, et les raisonnements 
ne pouvaient venir à bout de ma détresse. Entrer 
dans un marché de délices, en ne disposant 
(grâce à Qui?) que d'une somme trop minime; 
en disposer! choisir, c'était renoncer poiir tou- 
jours, pour jamais, à tout le reste — et la quantité 
nombreuse de ce reste demeurait préférable à 
n'importe quelle unité. 

De là me vint d'ailleurs un peu de cette aversion 
pour n'importe quelle possession sur la terre — 
la peur de n'aussitôt plus posséder que cela. 

Marchandises! provisions! tas de trouvailles! 
que ne vous donnez-vous sans retraite? Et je 
sais que les biens de la terre s'épuisent (encore 
qu'ils soient inépuisablement remplaçables) — 
et que la coupe que j'ai vidée reste vide pour toi, 
mon frère, (bien que la source soit voisine). Mais 
vous! vous, immatérielles idées, formes de vie 
non détenues, — sciences, et science de Dieu — 
coupes de vérité, coupes intarissables — pourquoi 




LES NOURRITURES TERRESTRES 7^ 



marchander votre ruissellement à nos lèvres ? 
quand toute notre soif ne pourrait vous tarir et 
que votre eau déborderait toujours nouvelle pour 
chaque autre lèvre tendue. — J'ai compris main- 
tenant que toutes les gouttes de cette grande 
source divine s'équivalent, que la moindre suffit 
à notre ivresse et nous révèle la plénitude et la 
totalité de Dieu. — Mais alors que n'eût point 
souhaité ma folie? — J'enviais toute forme de vie; 
tout ce que je voyais faire par quelque autre, 
j'eusse aimé le faire moi-même; non l'avoir fait, 
le faire — entendez-moi — car je ne craignais 
que très peu la fatigue, la souffrance, et les 
croyais instruites de la vie. Je fus jaloux de Par- 
ménide trois semaines parce qu'il apprenait le 
turc; deux mois plus tard de Théodose qui décou- 
vrait l'astronomie. Ainsi ne traçai-je de moi que 
la plus vague et la plus incertaine figure, à force 
de ne la vouloir point limiter. 

Raconte-nous ta vie, Ménalque, dit Alcide, — 

et Ménalque reprit : 

... « A dix-huit ans (1), quand j'eus fini mes 
premières études, l'esprit las de travail, le cœur 

(1) Ce fragment a paru déjà dans V Ermitage (n»de janvier OG). 






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80 



LES NOURRITURES TERRESTRES 






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inoccupé, languissant de Têtre, le corps exaspéré 
par la contrainte, je partis sur les routes, sans 
but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce 
que vous savez : le printemps, Todeur de la terre, 
la floraison des herbes dans les champs, les 
brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du 
soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne 
voulus m'arrêter nulle part. Heureux, pensais- 
je, qui ne s'attache à rien sur la terre et promène 
une éternelle ferveur à travers les constantes 
mobilités. — Je haïssais les foyers, les familles, 
tous lieux où l'homme pense trouver un repos — 
et les affections continues, et les fidélités amou- 
reuses, et les attachements aux idées — tout ce 
qui compromet la justice ; je disais que chaque 
nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers 
disponibles. 

Des livres m'avaient montré chaque liberté 
provisoire et [qu'elle n'est jamais que de choisir 
son esclavage, ou du moins sa dévotion, comme 
la graine des chardons vole et rôde, cherchant le 
sol fécond où fixer des racines, — et qu'elle ne 
fleurit qu'immobile. Mais ayant appris dans les 
classes que les raisonnements ne mènent pas les 
hçmmes et qu'à chacun s'en peut opposer un 



ÎÎV. 






LES NOURRITURES TERRESTRES 81 



adverse qu'il ne s'agit que de trouver, je m'occu- 
pais à le chercher, parfois, dans le milieu des 
longues routes... 

Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, 
de n'importe quel avenir. Je m'appris, comme 
des questions devant les attendantes réponses, à 
ce que la soif d'en jouir, née devant chaque volupté, 
en précédât d'aussitôt la jouissance. Mon bonheur 
venait de ce que chaque source me révélait une 
soif, et que, dans le désert sans eau, où la soif est 
inapaisable, j'y préférais encore la ferveur de ma 
fièvre sous l'exaltation du soleil. Il y avait, au 
soir, des oasis délicieuses, plus fraîches encore 
d'avoir été souhaitées tout le jour. — J'ai, sur 
l'étendue sablonneuse, au soleil, accablée, comme 
un immense sommeil étendu — mais tant la 
chaleur était grande, et dans la vibration même 
de l'air, — j'ai senti la palpitation encore de la 
vie qui ne pouvait pas s'endormir, à l'horizon 
trembler de défaillance, à mes pieds se gonfler 
d'amour. — 

Chaque jour, d'heure en heure, je ne cherchais 
plus rien qu'une pénétration toujours plus simple 
de la nature. Je possédais le don précieux de 
n'être pas trop entravé par moi-même. Le sou- 



LES I90URRITURES TERRESTRES 



venir du passé n'avait de force sur moi que ce 
qu'il en fallait pour donner à ma vie Tunité: 
c'était comme le fil mystérieux qui reliait Jason 
à son amour passée mais ne l'empêchait pas de 
marcher à travers les plus nouveaux paysages. 
Encore ce fil dût-il être rompu... Palingénésies 
merveilleuses! Je savourais souvent, dans mes 
courses du matin, le sentiment d'un nouvel être, 
la tendresse de ma perception. — « Don du poète, 
m'écriais-je, tu es le don de perpétuelle ren- 
contre )) — et j'accueillais de toutes parts. Mon 
âme était l'auberge ouverte aux carrefours ; ce 
qui voulait entrer, entrait- Je me suis fait ductile,, 
à l'amiable, disponible par tous mes sens, attentif, 
écouteur jusqu'à n'avoir plus une pensée person- 
nelle, capteur de toute émotion en passage, et de 
réaction si minime que je ne reconnaissais plus 
rien pour mal à force de ne protester devant rien. 
Au reste, je remarquai bientôt de combien peu 
de haine du laid s'étayait mon amour du beau. 

Je haïssais la lassitude, que je savais faite d'en- 
nui, et voulais que l'on profitât de la diversité des 
choses. Je me reposais n'importe où. J'ai dormi 
dans les champs. J'ai dormi dans la plaine. J'ai 
vu l'aube frémir entre les grandes gerbes de blé; 



PT^ 



LES NOURRITURES TERRESTRES 83 



et sur les hêtraies s'éveiller les corneilles. Au 
matin je me lavais dans Fherbe et le soleil naissant 
séchait mes vêtements mouillés. — Qui dira si 
jamais la campagne fut plus belle, que ce jour 
où je vis les riches moissons rentrer parmi lei 
chants, et les bœufs attelés aux pesantes char- 
rettes ! — 

Il y eut un temps où ma joie devint si grande, 
que je la voulus communiquer, — enseigner à 
quelqu'un ce qui dans moi la faisait vivre. 

Les soirs, je regardais dans d'inconnus villages 
les foyers, dispersés au jour, se reformer. — Le 
père rentrait, las de travail; les enfants revenaient 
de Técole. La porte de la maison s'entr'ouvrait 
un instant sur un accueil de lumière, de chaleur 
et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien 
ûe toutes les choses vagabondes n'y pouvait plus 
rentrer, du vent grelottant du dehors.— Familles! 
je vous hais! foyers clos; portes refermées; 
possessions jalouses du bonheur. — Parfois, 
invisible de nuit, je suis resté, penché vers une 
vitre, à longtemps regarder la coutume d'une 
maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère 
cousait; la place d'un aïeul restait vide; un 
enfant, près du père, travaillait; — et mon cœur 



-T, y^ï. T^V-^-TC --,- 



>3^ 



84 LES NOURRITURES TERRESTRES 



se gonfla du désir de l'emmener avec moi sur les 
routes. 

Le lendemain je le revis, comme il sortait de 
l'école ; le surlendemain je lui parlai ; — quatre 
jours après il quitta tout pour me suivre. — Je 
lui ouvris les yeux devant la splendeur de la 
plaine; il comprit qu'elle était ouverte pour lui. 
J'enseignai donc son âme à devenir plus vaga- 
bonde, — joyeuse enfin, — puis à se détacher 
même de moi, à connaître sa solitude. 

— Seul, je goûtai la violente joie de l'orgueil. 
J'aimais me lever avant l'aube ; j'appelais le soleil 
sur les chaumes ; le chant de l'alouette était ma 
fantaisie — et la rosée était ma lotion d'aurore. 
Je me plaisais à d'excessives frugalités, mangeant 
si peu que ma tète en était légère et que ma sen- 
sation me devenait une espèce d'ivresse. J'ai bu 
de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, 
je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand 
matin ce vacillement de la plaine, avant que, le 
soleil venu, je ne dorme au creux d'une meule. — 

Le pain que je portais avec moi, je le gardais 
parfois jusqu'à la demi-défaillance; alors il me 
semblait sentir moins étrangement la nature et 
qu'elle me pénétrait mieux ; c'était un afflux du 



*-v 



LES NOURRITURES TERRESTRES 85 



dehors; par tous mes sens ouverts j'accueillais 
sa présence; tout en moi s'y trouvait convié. 

Mon âme enfin s'emplissait de lyrisme, qu'exas- 
pérait ma solitude et qui me fatiguait vers le soir. 
Je me soutenais par orgueil ; mais regrettais alors 
Hilaire qui me départissait l'an d'avant de ce que 
mon humeur avait sinon de trop farouche. 

Avec lui, vers le soir, je parlais, il était lui- 
même poète; il comprenait toutes les harmonies. 
Chaque effet naturel nous devenait comme un 
langage ouvert où l'on pouvait lire toute sa cause; 
nous apprenions à reconnaître les insectes à leur 
vol, les oiseaux à leur chant, et la beauté des 
femmes aux traces de leurs pas sur le sable. Le 
dévorait aussi une soif d'aventures; sa force le 
rendait audacieux. Certes jamais aucune gloire 
ne vous vaudra, adolescence de nos cœurs ! — Aspi 
rant tout avec délices, en vain cherchions-nous à 
lasser nos désirs ; chaque de nos pensées était une 
ferveur ; sentir avait pour nous une âcreté singu- 
lière. — Nous usions nos splendides jeunesses 
attendant le bel avenir, et la route y menant ne 
paraissait jamais assez interminable, où nous 
marchions à grands pas, mordant les fleurs des 

8 



t 



86 LES NOURRITURES TERRESTRES 



haies qui remplissent la bouche d'un goût de miel 
et d'exquise amertume. — 

Parfois, retraversant Paris, je retrouvais pour 
quelques jours ou quelques heures Fappartément 
où s'était passée ma studieuse enfance; tout y 
était silencieux; des soins de femme absente 
avaient jeté des linges sur les meubles. Tenant à 
la main une lampe, j'allais de pièce en pièce sans 
rouvrir les volets, clos depuis plusieurs années, 
ni soulever les rideaux pleins de camphre. L'air 
y était pesant, saturé d'odeur. Ma chambre seule 
continuait d'être apprêtée. Dans la bibliothèque, 
la plus sombre et la plus silencieuse des pièces, 
les livres sur les rayons et sur les tables gardaient 
l'ordre où je les avais placés ; parfois j'en ouvrais 
un, et, devant la lampe allumée, bien que ce fût 
le jour, j'étais heureux d'oublier l'heure; parfois 
aussi, rouvrant le grand piano, je cherchais dans 
ma mémoire le rhythme d'anciens airs; mais je ne 
m'en souvenais que de façon trop imparfaite et, 
plutôt que de m'y attrister, je cessais. Le jour 
suivant j'étais de nouveau loin de Paris. 

Mon cœur naturellement aimant et comme 
liquide se répandait de toutes parts; aucune joie 
ne me semblait appartenir à moi-même; j'y invi- 






LES NOUBRIÏURES TERRESTRES 



tais chacun de rencontre, et lorsque j'étais seul à 
jouir, ce n'était qu'à force d'orgueil. 

Certains m'accusèrent d'égoïsme ; je les accusai 
d'inintelligence. J'avais la prétention de n'aimer 
point quelqu'un, homme ou femme, mais bien 
l'amitié, l'affection ou l'amour. En le donnant à 
l'un, je n'eusse pas voulu l'enlever à quelque autre, 
et ne faisais que me prêter. Pas plus je ne voulais 
accaparer le corps on le cœur d'aucun autre; 
nomade ici comme envers la nature, je ne m'arrê- 
tais nulle part. Toute préférence me semblait 
injustice; voulant restera tous, je ne me donnais 
pas à quelqu'un. 

Au souvenir de chaque ville j'attachai le sou- 
venir d'une débauche. A Venise,* je pris ma part 
des mascarades; un concert d'altos et de flûtes 
accompagna la barque où je goûtais l'amour. 
D'autres barques suivaient, pleines de jeunes 
femmes et d'hommes. Nous allâmes vers le Lido 
attendre l'aube, mais nous dormions, lassés, 
lorsque le soleil se leva, car les musiques s'étaient 
tues. Mais j'aimais jusqu'à cette fatigue que nous 
laissent ces fausses joies, et ce vertige du réveil, 
par quoi nous les sentons fanées. — Dans d'autres 
ports je sus aller avec les matelots des grands 



88 LES NOURRITURES TERRESTRES 



navires; je descendis dans les ruelles mal éclai- 
rées ; mais je blâmais chez moi le désir de Texpé- 
rience, notre unique tentation, — et laissant les 
marins près des bouges, je regagnais le port tran- 
quille; et le conseil taciturne des nuits s'inter- 
prétait du souvenir de ces ruelles dont Tétrange 
et pathétique rumeur parvenait à travers Textase. 
— J'aimais mieux les trésors des champs. — 

Pourtant, à vingt-cinq ans, non lassé de voya- 
ges, mais tourmenté par l'excessif orgueil que 
cette vie nomade avait fait croître, je compris 
ou me persuadai que j'étais mûr enfin pour une 
forme nouvelle. 

Pourquoi? pourquoi, leur disais-je, me parlez- 
vous de partir encore sur les routes ; je sais bien 
que de nouvelles fleurs> au bord de toutes, ont 
fleuri, — mais c'est vous à présent qu'elles atten- 
dent. Les abeilles ne butinent qu'un temps; 
après se font trésorier es. — Je rentrai dans 
l'appartement délaissé. J'enlevai le linge de sur 
les meubles: j'ouvris les fenêtres; et, profitant 
des économies que comme malgré moi, vaga- 
bond, j'avais pu faire, je m'entourai de tout ce que 
je pus me procurer d'objets précieux ou fragiles, 
de vases ou de livres de prix et surtout de tableaux 



LES NOURRITURES TERRESTRES 89 



que la connaissance que j'ai de la peinture me 
permettait d'avoir à très bas prix. — Durant 
quinze ans je thésaurisai comme un avare; je 
m'enrichis de toutes mes forces; je m'instruisis; 
j'appris les langues épuisées et pus lire dans 
beaucoup de livres; j'appris à jouer de divers 
instruments; chaque heure de chaque journée 
était donnée à quelque étude fructueuse; l'histoire 
et la biologie m'occupèrent particulièrement. Je 
connus les littératures. J'accumulai les amitiés 
que mon grand cœur et ma légitime noblesse me 
permirent de ne pas dérober ; elles me furent, 
plus que tout le reste, précieuses, et pourtant, 
même à elles, je ne m'attachai point. 

A quarante ans, l'heure étant venue, je vendis 
tout, et comme mon goût sûr et ma connaissance 
de chaque objet ne m'avait fait possesseur de rien 
dont la valeur n'eût augmenté, je réalisai en deux 
jours, une fortune considérable. Je plaçai cette 
fortune toute entière de façon que j'en pusse per- 
pétuellement disposer. — Je vendis absolument 
tout, ne voulant rien garder de personnel sur 
cette terre, — pas le moindre souvenir d'antan. 

Je disais à Myrtil, qui m'accompagnait dans les 
champs : — « Combien de ce matin délicieux, 

8. 



90 LES NOURRITURES TERRESTRES 



de cette brume et de cette lumière, de cette fraî- 
cheur aérée, de cette pulsation de ton être, la 
sensation te donnerait plus de délices encore, si 
tu savais f y donner tout entier. Tu crois y être, 
mais la meilleure partie de ton être est restée; 
ta femme et tes enfants, tes livres et ton étude la 
détiennent et te la dérobent à Dieu. 

Crois-tu pouvoir, en cet instant précis, goûter 
la sensation puissante, complète, immédiate de 
la vie,. — sans l'oubli de ce qui n'est elle? L'habi- 
tude de ta pensée te gêne; tu vis dans le passé 

dans le futur et tu ne t'aperçois de rien spon- 
tanément. ■— Nous ne sommes rien, Myrtil, que 
dans l'instantané de la vie ; tout le passé s'y meurt 
avant que rien d'à venir y soit né. — Instants ! Tu 
comprendras, Myrtil, de quelle force est leur 
'présence l car chaque instant de notre vie est 
essentiellement irremplaçable : sache parfois t'y 
concentrer uniquement. — Si tu voulais, si tu 
savais, Myrtil, en cet instant, sans plus de femme 
ni d'enfants, tu serais seul devant Dieu sur la 
terre. — Mais tu te souviens d'eux, et portes avec 
toi, comme par une peur de les perdre, tout ton 
passé, tous tes amours, et toutes les préoccupa- 
tions de la terre... Pour moi, tout mon amour 



LES NOURRITURES TERRESTRES 91 



m'attend à tout instant et pour une nouvelle sur- 
prise; je le connais toujours et ne le reconnais 
jamais. — Tune soupçonnes pas, Myrtil, toutes 
les formes que prend Dieu; de trop regarder Tune 
et t'en éprendre, tu t^aveugles. La fixité de ton 
adoration me peine; je la voudrais plus diffusée. 
Derrière toutes tes portes fermées. Dieu se tient .. 
Toutes formes de Dieu sont chérissables, et tout 
est la forme de Dieu. » — 

. . . Avec ma fortune réalisée, je frétai d'abord 
un navire, emmenant avec moi sur la mer trois 
amis, des hommes d'équipe, et quatre mousses. 
Je m'épris du moins beau d'entre eux. Mais 
même à la douceur de mes caresses, je préférais 
la contemplation des grands flots. J'entrai dans 
des ports fabuleux, au soir, et les quittais avant 
l'aurore ayant parfois cherché toute la nuit de 
l'amour. — Je connus à Venise une courtisane 
extrêmement belle; je l'aimai trois nuits, car 
auprès, j'oubliais, tant elle était belle, les caresses 
de mes autres amours. — Ce fut à elle que je 
vendis ou que je donnai mon navire. 

J'habitai quelques mois dans un palais du lac 
de Côme, où les musiciens les plus doux s'assem- 



92 LES NOURRITURES TERRESTRES 



bièrent. J'y réunis aussi de belles femmes, dis- 
crètes et habiles à parler ; et nous causions, le 
soir, tandis que les musiciens nous enchantaient ; 
puis descendant le perron de marbre, dont les 
dernières marches trempaient, nous allions dans 
les barques errantes endormir nos amours au 
rhythme reposé des rames. Il y avait des retours 
assoupis; la barque accostée tout à coup s'éveil- 
lait, et Idoine à mon bras se posant, remontait 
le perron, silencieuse. 

L'an d'après, j'étais dans un immense parc de 
Vendée, non loin des plages. Trois poètes ont 
chanté l'accueil que je leur fis en ma demeure; 
ils parlaient aussi des étangs avec les poissons 
et les plantes, des avenues de peupliers, des 
chênes isolés et des bouquets de frênes, de la 
belle ordonnance du parc. — Lorsque l'automne 
vint, je fis abattre les plus grands arbres, et me 
plus à dévaster ma demeure. Rien ne dirait 
l'aspect du parc où vadait notre société nom- 
breuse, errant dans les allées où j'avais laissé 
l'herbe croître. On entendait d'un bout à l'autre 
des avenues, les coups de hache des bûcherons. 
Les robes s'accrochaient aux branches en travers 
des routes. L'automne s'éployant sur les arbres 



couchés fut splendide. Une telle magnificence 
s'y posait, que longtemps après je ne pus plus 
penser à rien d'autre, et je reconnus là ma 
vieillesse. 

— J'ai depuis occupé un chalet dans les hautes 
Alpes; un palais blanc à Malte, près du bol^ par- 
fumé de Cilla- Vecchia, oii les citrons ont l'acide 
douceur des oranges; une calèche errante en 
Dalmatie — et ce jardin présentement, sur la 
colline de Florence, celle qui fait face à Fiesole, 
où je vous ai ce soir assemblés. 

Ne médites pas trop que je dois aux événements 
mon bonheur, évidemment ils me turent pro- 
pices, mais je ne me suis pas servi d'eux. Ni^ 
croyez pas que mon bonheur soit fait à l'aidfi de 
richesses; mon cœur sans nulle attache sur la 
terre est resté pauvre, et je mourrai facilement. 
Mon bonheur est fait de ferveur. Je sais des 
jours où me répéter que deux et deux faisaient 
encore quatre suffisait à m'emplir d'une eertnint' 
béatitude — et lasimple vue de ma main sur !a 
table. A travers indistinctement toute chose, j'ai 
éperdument adoré- » 



J 



94 LES NOURRITURES TERRESTRES 



II 

La terrasse monumentale où nous étions, où 
des escaliers tournants conduisaient, dominait 
toute la ville et semblait, au-dessus des feuillages 
profonds, une nef immense amarrée; parfois elle 
semblait avancer vers la ville. Sur le haut pont 
de ce navire imaginaire, cet été, je montais quel- 
quefois goûter après le tumulte des rues Tapai- 
sement contemplatif du soir. Toute rumeur en 
montant s'épuisait; il semblait que ce fussent des 
vagues et qu'elles déferlassent ici. Elles venaient 
encore et par ondes majestueuses, montaient, 
s'élargissaient contre les murs. Mais je montais 
encore, où les vagues n'atteignaient plus. Sur la 
terrasse même, on n'entendait plus rien que le 
frémissement des feuillages et l'appel éperdu de 
la nuit. 

Des chênes verts et des lauriers immenses, 
plantés en régulières avenues, venaient finir au 
bord du ciel, où la terrasse même finissait ; pour- 
tant des balustrades arrondies, par instants, 
s'avançaient encore, surplombant et comme des 
balcons dans l'azur. Là, je venais m'asseoir, je 
m'enivrais de ma pensée délicieuse; là je croyais 



-~i — • - -■• ».■ 



LES NOURRITURES TERRESTRES 95 



voguer. — Au-dessus des coHines sombres, qui 
s'élevaient de l'autre côté de la ville, le ciel était 
de la couleur de Tor : des ramures légères, parties 
de la terrasse ou j'étais, penchaient vers le cou- 
chant splendide, où s'élançaient presque sans 
feuilles vers la nuit. — De la ville montait ce 
qui semblait une fumée; c'était de la poussière 
illuminée, qui flottait, s'élevait à peine au-dessus 
des places où plus de lumière brûlait. Et parfois 
jaillissait comme spontanément dans l'extase, de 
cette nuit trop chaude, une fusée lancée on ne sait 
d'où, qui filait, suivait comme un cri dans l'es- 
pace, vibrait, tournait et retombaitdéfaite, au bruit 
de sa mystérieuse éclosion. J'aimais celles surtout 
dont les étincelles d'or pâle retombent si longtemps 
et si lentement s'éparpillent, qu'on croit après, 
tant les étoiles sont merveilleuses, qu'elles aussi 
sont nées de cette subite féerie, et que, de les voir, 
après les étincelles, demeurantes, l'on s'étonne... 
puis, lentement, après, une à une, on reconnaît 
chacune à sa constellation attachée, — et l'extase 
en est prolongée. 



/ 

^ 



<i Les événements, reprit Josèphe, ont disposé 
ili; moi d'une façon que je n'ai pas approuvée. » — 

— a Tant pis! reprit Ménalque. Je préfère me 
dir.> que ce qui n'est pas, c'est ce qui ne pouvait 
pas être. » 

III 

Et cette nuit ce furent les fruits qu'ils ciiantè- 

ii'iit. Devant Ménalque, Alcide et quelques autres 
il comblés, Hylas chanta la 



RONDE 

DE LA GRENADE 



Vi'us chercheriez encore longtemps 
Il bonheur impossible des âmes. 

Joies de la chair et joies des sens 
i.Ui'un autre s'il lui plaît vous condamne, 
\itif:res joies de la chair et des sens — 
i.tii'il vous condamne — moi je n'ose. 

— Certes, Didier, philosophe (eryenl, je t'admire 

Si la croyance en ta pensée, ne te (ait à la joie de l'esprit 

I Iroire aucune autre prélérable. 

Mais non pas dans tous les esprits ne se peuvent de telles 



LES NOURRITURES TERRESTRES 97 



Et certes, aussi moi je les aime, 
Mortels tressaillements de mon âme. 
Joies du cœur, joies de l'esprit — 
Mais c'est vous, plaisirs, que je chante. 



Joies de la chair, tendres comme l'herbe, 

Charmantes comme les fleurs des haies 
i Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des 
prairies 

Que les désolantes spirées qui s'effeuillent dès qu'on les 
touche. 

La vue — le plus désolant de nos sens... 
Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous désole ; 
L'esprit saisit plus aisément la pensée 
Que notre main ce que notre œil convoite. 
— ! que ce soit ce que tu peux toucher que tu désires — 
Nathanaël, et ne cherche pas une possession plus par- 
laite. 

Les plus douces joies de mes sens 
Ç'ont été des soifs étanchées. 



Certes^ délicieuse est la brume, au soleil levant sur les 
plaines — 

Et délicieux le soleil — 

Délicieuse sous nos pieds nus la terre humide 

Et le sable mouillé par la mer ; 

Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources ; 

A baiser, les inconnues lèvres que mes lèvres touchèrent 

dans l'ombre 

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98 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Mais des fruits — des fruits — Nathanaël^ que dirai-je ? 

— ! que tu ne les aies pas connus, 

Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère... 

Leur pulpe était délicate et juteuse 

Savoureuse comme la chair qui saigne, 

Rouge comme le sang qui sort d'une blessure. 

... Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif parti- 
culière; 

On les servait dans des corbeilles d'or ; 

Leur goût écœurait tout d'abord, étant d'une fadeur 
incomparable ; 

11 n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ; 

Il rappelait le goût des goyaves trop mûres, 

I]t la chair en semblait passée ; 

KUe laissait, après, l'âpreté dans la bouche ; 

On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit nouveau; 

A peine bientôt si seulement durait leur. jouissance 

L'instant d'en savourer le suc ; 

Et cet instant en paraissait tant plus aimable 

Que la fadeur après devenait plus nauséabonde. 

La corbeille fut vite vidée... 

Et le dernier nous le laissâmes 

Plutôt que de le partager... 



Hélas! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres 
Quelle fut l'amère brûlure ? 
Aucune eau ne les put laver — 

Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dans 
l'âme. 
Trois jours, dans les marchés, nous les cherchâmes ; 
La saison en était finie. — - 






n^TS^jrTTyT^, 



LES NdklRRITURES TERRESTRES 99 



Où sont, Nathanaël, dans nos voyages 

De nouveaux fruits pour nous donner d'autres désirs? 



Il y en a que nous mangerons sur des terrassses. 
Devant la mer et devant le soleil couchant. 
' Il y en a que l'on confit dans de la glace 
Sucrée avec un peu de liqueur dedans . 

Il y en a que l'on cueille sur les arbres 

De jardins réservés, enclos de murs, 

Et que l'on mange à l'ombre dans la saison tropicale. 

On disposera de petites tables — 

Les fruits tomberont tout autour de nous 

Dès qu'on agitera les branches 

Où les mouches engourdies se réveilleront. 

Les fruits tombés, on les recueillera dans des jattes 

Et leur parfum déjà suffirait à nous charmer 

Il y en a dont l'écorce tache les lèvres 
Et que l'on ne mange que lorsqu'on a très soif. 
Nous les avons trouvés le long des routes sablonneuses; 
Ils brillaient à travers le feuillage épineux 
Qui déchira nos mains lorsque nous voulûmes les 
prendre ; — 
Et notre soif n'en fut pas beaucoup ctanchée. 



' » 



100 LES NOURRITURES TERRESTRES 









Il y en a dont on ferait des confitures 

Rien qu'à les laisser cuire au soleil. 

11 y en a dont la chair malgré l'hiver demeure sure 

De les avoir mordus les dents sont agacées. 



11 y en a dont la chair paraît toujours froide, même l'été. 
On les mange accroupi sur des nattes, 
Au fond de petits cabarets. 

Il y en a dont le souvenir vaut une soif 
Dès qu'on ne peut plus les trouver. 



Nathanaêl, te parlerai-je des grenades ? 

On les vendait pour quelques sous, à cette foire orientale 
Sur des claies de roseaux où elles s'étaient éboulées. 
On en voyait qui déroulaient dans la poussière 
Et que des enfants nus ramassaient. 
— Leur jus est aigrelet comme celui des framboises pas 
mûres. 
Leur fleur semble faite de cire ; 
Elle est de la couleur du fruit. 

Trésor gardé, cloisons de 'ruches, 
Abondance de la saveur, 
Architecture pentagonale. 
L'écorce se fend, les grains tombent — 
Grains de sang dans des coupes d'azur ; 
Et d'autres^ gouttes d'or, dans des plats de bronze 
émaillé ! 



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1 



LES NOURRITURES TERRESTRES 101 



— Chante à présent la figue, Sémiane, 
Parce que ses amours sont cachées. 

Je chante la figue, dit-elle, 

Dont les belles amours sont cachées. 

Sa floraison est repliée. 

Figue ! Chambre close où se célèbrent des noces ; 

Aucun parfum ne les conte au dehors. 

Comme rien ne s'en évapore, 

Tout le parfum devient succulence et saveur. 

Fleur sans beauté ; fruit de délices ; 

Fruit qui n'est que sa fleur mûrie... 

J'ai chanté la figue, dit-elle, 
Chante à présent toutes les fleurs 

Certes, reprit Hylas, nous n'avons pas chanté 
tous les fruits... 

Don du poète: celui d'être ému pour des 
prunes... 

(La fleur ne vaut pour moi que comme une 
promesse de fruit.) 

Tu n'as pas parlé de la prune. 

Et l'acide prunelle des haies 

Que la neige froide rend douce. ^ 

La nèfle qui ne se mange que pourrie ; 

Et la châtaigne de la couleur des feuilles mortes 

Qu on fait éclater près du feu. 

9. 



102 



LES NOURRITURES TERRESTRES 



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— Je me souviens de ces myrtilles des mon- 
tagnes que je cueillis un jour de grand froid dans 
la neige... 

— Je n'aime pas la neige, dit Lothaire; c'est une 
matière toute mystique et qui n'a pas encore 
pris son parti de la terre. Je hais son insolite 
blancheur où s'arrête le paysage. Elle est froide 
et se refuse à la vie; je sais qu'elle la couve et 
la protège, mais la vie n'en surnaît qu'en la fon- 
dant. Ainsi je la veux, grise et sale, à demi fon- 
due et déjà presque en eau pour les plantes. 

— N'en parle pas — la neige aussi peut être 
belle, dit Ulrich. — Elle n'est triste et douloureuse 
(jue là où trop d'amour la fera fondre; et toi qui 
préfères l'amour, la préfères à demi fondue. Elle 
est belle où elle triomphe. 

— Là nous n'irons pas, dit Hylas — et où je 
dis : tant mieux, tu n'as pas à dire : tant pis. 



B:y... 



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LES NOURRITURES TERRESTRES 103 



* 

Et cette nuit chacun de nous chanta, soùs 
forme de ballades : Moeljbée la 

BALLADE 

DES PLUS CÉLÈBRE? AMANTS 



Suléîka ! pour vous je m'arrêtais de boire 
Le vin que me versait i'échanson... 

C'est pour vous que, Boabdil, à Grenade, 
J'arrosais les lauriers roses du Généralifïe. 

Je fus Soliman, quand, Balkis, vous vîntes des provinces 
du Sud pour me proposer des énigmes. 

Tamar, je fus Amnon votre frère, qui se mourait de ne 
pouvoir vous posséder. 

Bethsabé, quand^ suivant une colombe d'or jusque sur la 
plus haute terrasse de mon palais, je vous vis, prête au 
bain, descendre nue, je fus David qui fit se tuer pour moî 
votre mari. 

J'ai chanté pour vous, Sulamite, des chants tels qu'on les 
croit presque religieux. 

Fornarine, je suis celui qui criait d'amour dans tes bras. 

Zobéide, je suis l'esclave que vous rencontrâtes au matin, 
dans la rue qui menait à la place publique ; je portais un 
panier vide sur ma tetc, et vous me le fîtes emplir, vous 



1X)4 LES NOURRITURES TERRESTRES 



suivant, de cédrats, de limons, de concombres, d'épices 
variées et de diverses friandises ; puis, comme je vous 
plus et que je me plaignais de ma fatigue, vous voulûtes 
me garder la nuit, près de vos deux sœurs, et des trois 
kalendars fils de roi. Et nous nous occupâmes chacun, 
tour à tour, d'écouter les autres, chacun racontant son his- 
toire. Quant vint mon tour de raconter : Avant de vous 
avoir rencontrée, Zobéide, dis-je, je n'avais pas d'histoire 
en ma vie ; maintenant comment en auraisje ? N'êtes-vous 
pas toute ma vie ? — Et ce disant le porteur se bourrait de 
fruits. (Je me souviens que, tout enfant, je rêvais des con- 
fitures sèches dont il est tant question dans les mille et 
une et une nuits. J'en ai mangé depuis, qui sont à l'es- 
sence de roses, et un ami m'a parlé de celles qu'on fait avec 
les letchis.) 

Ariadne, je suis le passager Thésée 
Qui vous abandonne à Bacchus, 
Pour pouvoir continuer ma route. 

Eurydice, ma belle, je suis pour vous Orphée 
Qui d'un regard, dans les enfers, vous répudie. 
Importuné d'être suivi. 

puis — Mopsus chanta la 

BALLADE 

DES BIENS IMMEUBLES 



Quand la rivière commença à monter, 

Il y en eut qui se réfugièrent sur la montagne ; 



LES NOURRITURES TERRESTRES 105 



D'autres qui se dirent : le limon engraissera nos champs; 
D'autres qui se dirent : c'est la ruine ; 
D'autres qui ne se dirent rien du tout. 

Quand la rivière eut bien monté. 

Il y avait des endroits où l'on voyait encore des arbres. 

D'autres où l'on voyait des toits de maisons. 

Des clochers, des murs, et plus loin, des collines ; 

D'autres endroits où l'on ne voyait plus rien du tout. 

Il y avait des paysans qui firent monter leurs troupeaux 
dans les collines ; 

D'autres qui emportèrent dans un bateau leurs petits 
enfants ; 

Il y en eut qui emportèrent de la bijouterie, 

Des mangeailies, des papiers écrits, et tout ce qui pou- 
vait flotter d'argent. 

Il y en eut qui n'emportèrent rien du tout. 

Ceux-ci, qui avaient fui dans des barques entraînées, 
Se réveillèrent dans des terres qu'ils ne connaissaient 
pas di| tout. 
Il y en eut qui se réveillèrent en Amérique ; 
D'autres en Chine, et d'autres sur les rives du Pérou. 
Il y en eut qui ne se réveillèrent pas du tout. 



106 LES NOURRITURES TERRESTRES 



puis — Guzman chanta la 

RONDE 

DES MALADIES 

dont je ne rapporterai que la fin : 

A Daniietlc, je pris les fièvres. 

A Singapore, je vis mon corps s'orner d'efflorescences 
blanches et mauves. 

A la Terre de Feu, toutes mes dents tombèrent. 

Sur le Congo, un caïman me mangea un pied. 

Dans les Indes, me prit une maladie de langueur, 

Qui fit ma peau admirablement verte et comme transpa- 
rente ; 

Mes yeux semblaient sentimentalement agrandis.* 

Je vivais dans une cité lumineuse ; tous les soirs il s'y 
commettait tous les crimes, et pourtant, non loin du port, 
continuaient de flotter des galères que l'on ne parvenait 
pas à remplir. Un matin je partis sur l'une d'elles, le gou- 
verneur de la ville ayant mis à ma fantaisie la force de 
quarante rameurs. Quatre jours et trois nuits nous navi- 
guâmes ; ils usèrent pour moi leurs forces admirables. 
Cette fatigue monotone endormait leur turbulente vigueur ; 
ils se lassaient à remuer sans fin l'eau des vagues ; ils de- 
venaient plus beaux, rêveurs, et leurs souvenirs du passé 
s'en allaient sur la mer immense. Et nous entrâmes vers 
le soir dans une ville sillonnée de canaux, une ville cou- 
leur de l'or ou de la cendre et qu'on nommait Amsterdam 
ou Venise, suivant qu'elle était brune ou dorée. 



^ .% • V *■'■ 



LES NOURRITURES TERRESTRES 107 






IV 

Ce soir, dans les jardins qui sont au pied de la 
colline de Fiesole, à mi-chemin entre Florence et 
Fiesole, dans ces mêmes jardins où, du temps de 
Boccace, Pamphile et Fiametta chantaient, — lo 
jour trop lumineux achevé — dans la nuit point 
ténébreuse, Simiane, Tityre, Ménalque, Natha- 
naël, Hélène, Alcide et quelques autres étaient 
assemblés. 

Après un demi-repas de friandises que la 
grande chaleur nous avait permis de prendre 
sur la terrasse, nous étions descendus dans les 
allées et maintenant, après des musiques, nous 
errions sous les lauriers et les chênes, attendant 
rheure où nous étendre sur Therbe, près des 
sources qu'un bosquet de chênes verts abritait, 
et nous reposer longuement de la fatigue du 
grand jour. 

J'allais de groupe en groupe, et n'entendais 
que des propos sans suite, encore que tous par- 
lassent de Tamour. 

— Toute volupté, disait Eliphas, est bonne, 
et a besoin d'être goûtée. 






108 LES NOURRITURES TERRESTRES 



— Mais non toutes par tous, disait Tibulle; il 
faut opter. 

Plus loin, à Phèdre et à Bachir, c'était Térence 
qui racontait : 

J'aimais, disait-il, une enfant de race kabyle, à 
la peau noire, de chair parfaite, à peine mûre. 
Elle gardait dans la volupté la plus mièvre 
et déjà la plus retombée une gravité décon- 
certante. Elle était l'ennui de mes jours et 
les délices de mes nuits... 

Et Symiane avec Hylas : 
C'est un petit fruit qui demande à être souvent 
mangé. — 

Hylas chantait : 

l\ y a des petites voluptés qui ont été pour nous, comme, 
sur les bords de routes, ces petits fruits de maraude, aigres, 
et qu'on aurait voulu plus sucrés. 

Sur l'herbe, près des sources, nous nous assî- 
mes : 

... un chant d'oiseau de nuit, près de moi, 
m'occupa pendant un instant plus que leurs 



LES NOURRITURES TERRESTRES 109 




paroles ; quand je recommençai d'écouter, Hyias 

parlait : 

... Et chacun de mes sens^eu ses désirs. Quand j'ai 
voulu rentrer en moi, j'ai trouvé mes serviteurs et mes 
servantes à ma table ; je n'ai plus eu la plus petite place 
où m*asseoir. La place d'honneur était occupée par la soif ; 
d'autres soifs lui disputaient la belle place. Toute la table 
était querelleuse ; mais ils s'entendaient contre moi. Quand 
j'ai voulu rentrer et m'approcher de la table, ils se sont 
tous levés contre moi, déjà ivres ; ils m'ont chassé de chez 
moi; ils m'ont traîné dehors, et je suis ressorti pour aller 
leur cueillir des grappes. 

Désirs ! Beaux désirs — je vous apporterai des grappes 
écrasées; j'emplirai de i^ouvelies fois vos énormes coupes; 
mais laissez-moi rentrer dans ma demeure — et que je 
puisse encore, quand vous dormirez dans l'ivresse, me 
couronner de pourpre et de lierre, — couvrir le souci de 
mon front sous une couronne de lierre . 

L'ivresse s'emparait de moi-même, et je ne 
pouvais plus bien écouter; par instants, quand le 
Chant de Toiseau se taisait, la nuit semblait 
devenir silencieuse comme si je l'eusse seul 
contemplée; par instants il me semblait de par- 
tout entendre des voix jaillissantes qui se mêlaient 
à celles de notre nombreuse société: — 

Nous aussi, nous aussi, disaient-elles, nous avons connu 
les lamentables ennuis de nos âmes. — 

Les désirs ne nous laissent pas tranquillement tra- 
vailler. — 

lô 




110 LES KOURRITÙRKS TERRESTRES 



... Cet été, tous mes désirs eurent soif. 
Il semblait qu'ils eussent traversé des déserts. 
Et je me refusais à leur donner à boire, 
Tant je les savais malades pour avoir bu. — 

(Il y avait des grappes où dormait de l'oubli ; il y en 
avait où mangeaient des^ abeilles ; il y en avait où du soleil 
semblait rester.) — 

... Un désir s'est assis à mon chevet tous les soirs. 
. Je l'y retrouve à chaque aurore. 
II a veillé sur moi toute la nuit. 
J'ai marché; j'ai voulu lasser mon désir : 
Je n'ai pu fatiguer que mou corps. 

Chante à présent, Cléodalise, la 

RONDE 

DE TOUS LES DÉSIRS 



Je ne sais ce que j'avais pu rêver cette nuit. 
A mon réveil tous mes désirs eurent soif. 
Il semblait qu'en dormant, ils eussent traversé des 
déserts. 

Entre le désir et l'ennui 
Notre inquiétude balance. — 

Désirs I Est-ce que vous ne vous lasserez pas ? 



■ s n — »» » — «^— » 



LES NOURRITURES TERRESTRES 111 



Oh ! oh ! oh î oh ! cette petite volupté, qui passe! — et 
qui sera bientôt passée ! — Hélas ! hélas ! je sais comment 
prolonger ma souffrance ; mais mon plaisir je ne sais 
comment l'apprivoiser . 

Entre le désir et l'ennui, notre inquiétude balance. 

Et l'humanité tout entière m'a paru, comme un malade 
qui se retourne dans son lit pour dormir — qui cherche le 
repos et ne trouve même pas le sommeil. — 

Nos désirs ont déjà traversé bien des mondes ; 
Ils ne sont jamais rassasiés . 

Et la nature entière se tourmen te, entre soif de repos et 
soif de volupté. 

Nous avons crié de détresse. 
Dans les appartements déserts. 

Nous sommes montées sur des tours 
D'où l'on ne voyait que la nuit ; 

Chiennes, nous avons hurlé de douleu i 
Le long des berges desséchées ; 

Lionnes nous avons rugi dans l'Aurès — et nous avons 
brouté, chamelles, le varech gris des chotts, sucé le suc 
des tiges creuses — car l'eau n'abonde pas au désert. 

Nous avons traversé, hirondelles. 
De vastes mers sans nourriture; 



112 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Sauterelles, pour nous nourrir nous avons dû tout dé- 
vaster. 

Algues, nous ont ballotées les orages; 
Flocons, nous avons été roulés par les vents. 



! pour un immense repos, je souhaite la mort salutaire; 
et qu'enfin mon désir exténué ne puisse plus fournir à de 
rcuvelles métempsychoses. Désir I je t'ai traîné sur les 
routes; je t'ai désolé dans les champs : je t'ai soûlé dans 
dans les grand'villes ; je t'ai soûlé sans te désaltérer; 
— je t'ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t'ai pro- 
mené partout; — je t'ai bercé sur les vagues; j'ai voulu 

t'endormir sur les flots Désir I Désir I que te ferai-je? 

que veux-tu donc ? — Est-ce que tu ne te lasseras pas ? 



La lune parut entre les branches des chênes — 
monotone mais belle autant que les autres fois. 
Par groupes, à présent ils causaient et je n'en- 
tendais que des phrases éparses... il me sembla 
que chacun parlait à tous les autres de l'amour 
et sans s'inquiéter qu'il n'était d'aucun autre 
écouté. 

Puis les conversations se défirent, et comme 
la lune disparaissait derrière les branches plus 
épaisses des chênes, ils restèrent couchés les uns 
près des autres, dans les feuilles, écoutant sans 
plus les comprendre les parleurs ou les parleuses 



LES NOURRITURES TERRESTRES 113 



attardés mais dont les voix plus discrètes ne 
parvinrent bientôt plus à nous que mêlées au 
chuchotement du ruisseau sur les mousses. 

Simiane alors se levant, se fit une couronne de 
lierre et je sentis l'odeur des feuilles déchirées. 
Hélène dénoua ses cheveux qui retombèrent sur sa 
robe et Rachel s'en alla recueillir de la mousse 
humide pour en mouiller ses yeux et les apprêter 
au sommeil. 

La clarté même de la lune disparut. Je restais 
étendu, lourd de charme et grisé jusqu'à la tris- 
tesse. Je ne parlai pas de l'amour. J'attendais le 
matin pour partir et courir au hasard des routes. 
— Déjà depuis longtemps sommeillait ma tête 
lassée. — Je dormis quelques heures; — puis, 
quand vint l'aube, je partis. — 



iO. 



LIVRE V 



"^ 



Tu disais: nous nous posséderons au printemps, 
sous telles branchesque je connais; tel lieu couvert 
et plein de mousses; il sera telle heure du jour; 
il fera telle douceur de l'air, et l'oiseau qui l'an 
dernier y chantait, chantera. — Mais le printemps 
vint tard cette année ; l'air trop frais proposait une 
joie différente. 

L'été fut languissant et tiède — mais tu comptais 
sur une femme, qui ne vint pas- Et tu disais : cet 
automne du moins compensera ces mécomptes 
et consolera mes ennuis. Elle n'y viendra pas, je 
suppose — mais du moinsrougiront les grands bois. 
Certaines journées encore douce?, j'irai m'asseoîr 
au bord de l'étang, où/l'an passé, tant de feuilles 
mortestombèrent.J'attendrairapprochedusoir... 
D'autres soirs je descendrai sur les lisières où les 
derniers rayons se reposeront Mais l'automne 






118 LES NOURRITURES TERRESTRES 



fut pluvieux cette année; les bois pourris ne se 
colorèrent qu'à peine, et sur les bords de Fétang 
débordé tu ne pouvais venir t'asseoir. 



Cette année, je fus sans cesse occupé sur les 
terres. J'assistais aux récoltes et aux labours. Je 
pus voir rautomne avancer. La saison était incom- 
parablement tiède, mais pluvieuse. Vers la fin de 
septembre, une effrayante bourrasque qui n'arrêta 
pas de souffler durant douze heures,, sécha les 
arbres d'un seul côté. Peu de temps après les feuilles 
qui étaient restées à l'abri du vent se dorèrent. Je 
vivais si loin des hommes que cela me parut aussi 
important à dire que n'importe quelle passion. 



Il y a des jours et d'autres jours encore. Il y a 
des matins et des soirs, 

— Il y a des matins où l'on se lève avant l'aube, 
— plein de torpeur. 0! gris matin d'automne, où 
l'âme s'éveille non reposée, si lasse et d'une si 
brûlante veillée, qu'elle souhaite dormir encore 
et suppute le goût delà mort. — Demain je quitte 



LES NOURRITURES TERRESTRES 119 



cette campagne qui grelotte; Therbe est pleine de 

givre Je sais, comme les chiens qui dans des 

cachettes de terre ont gardé du pain et des os pour 
leur faim, je sais où me trouver telles voluptés 
réservées. — Sortir: — je sais, au tournant creux 
du ruisseau, un peu d'air tiède ; au-dessus de la 
barrière du bois un tilleul d'or pas encoredépouillé. 
Un sourire et une caresse de main au petit garçon 
de la forge, sur le chemin de son école... L'odeur, 
plus loin, d'une abondance de feuilles tombées. 
Une femme à qui je puis sourire; près de la hutte, 
un baiser à son petit enfant. Le bruit des marteaux 

de la forge qui l'automne s'entend de très loin 

Est-ce tout? — Ah! dormons! — c'est trop peu de 
chose — et je suis trop las d'espérer 



Départs horribles dans la demi-clarté d'avant 
l'aube. Grelottement de Fâme et de la chair. 
Vertige. On cherche ce qu'on pourrait bien em- 
porter encore. — Qu'aimes-tu tant dans les départs, 
Ménalque? — Il répondit: L'avant-goût de la mort. 
Non certes ce n'est pas tant voir autre chose, que 
me séparer de tout ce qui ne m'est pas indispen- 
sable. Ah! de combien de choses, Nathanaêl, on 



y 



.^MMttlA^ 



'T5 



120 LES NOURRITURES TERRESTRES 



aurait encore pu se passer! Ames jamais suffisam- 
ment dénuées, pour être enfin suffisamment em- 
plies d'amour — d'amour, d'attente et d'espérance, 
qui sont nos seules vraies possessions. — Ah I tous 
ces lieux où Ton aurait tout aussi bien pu vivre 1 
Lieux où foisonnerait le bonheur. Fermes labo- 
rieuses ; travaux inestimables des champs ; fatigue ; 

immense sérénité du sommeil Mais partons! 

11 suffit d'un malheureux pour tout gâter. L'effort 
de l'homme est méprisable. Je n'en estime jamais 
qu'un entre tous et c'est toujours n'importe qui . 

II 
Le Voyage en diligence 



J'ai quitté mes vêtements de la ville, qui m'obli- 
geaient à garder trop de dignité . . 



Il était là, contre moi ; je sentais aux battements 
de son cœur que c'était une créature vivante, et 
la chaleur de son petit corps me brûlait. Il dor- 
mait contre mon épaule; je l'entendais respirer 



LES NOURRITURES TERRESTRES 121 



J'étais gêné par la douceur de son haleine, mais 
je ne bougeais point de peur de réveiller. Sa tète 
délicate ballottait aux grands cahots de la voiture 
où nous étions horriblement entassés; les autres 
aussi dormaient encore, épuisant un reste de nuit. 
— Certes oui, j'ai connu Famour, Tamour encore 
et beaucoup d'autres; mais de cette tendresse 
d'alors est-ce que je ne pourrai rien dire? — Certes 
oui, j'ai connu l'amour. — 



Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout 
ce qui rôde; je me suis épris de tendresse pour 
tout ce qui ne sait où se chauffer, et j'ai passionné- 
ment aimé tout ce qui vagabonde. 



Il y a quatre ans, je me souviens, je passai la 
fin d'un jour dans cette petite ville que je retra- 
verse à présent; la saison était, comme à présent, 
l'automne ; ce n'était non plus pas un dimanche 
et l'heure chaude était passée. 

Je me promenais, je me souviens, comme à 
présent, dans les rues, jusqu'à ce que sur le bord 

11 



122 LES NOURRITURES TERRESTRES 



de la ville s'ouvrit un jardin en terrasse dominant 
la belle contrée. 

Je suis la même route et je reconnais tout — je 
remets mes pas sur mes pas et mes émotions....: 
Il y avait un banc de pierre ou je m'assis. — Voici, 
— J'y lisais. Quel livre? — ah ! : Virgile. — Et 
j'entendais monter le bruit des battoirs des 
laveuses. — Je l'entends. — L'air était calme, — 
comme aujourd'hui. 

Les enfants sortent de l'école; je m'en souviens. 
Des passants passent, comme ils passèrent. Le 
soleil se couchait; voici le soir; et les chants du 
jour vont se taire 

C'est tout. 



Mais, dit Àngèle, cela ne suffit pas pour faire une 

poésie 

Alors laissons cela, répondis-je. 



— Nous avons connu le lever hâtif d'avant 
l'aube. 
Lé postillon attelle les chevaux dans la cour. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 123 



Des seaux d'eau lavent le pavé! Bruit de la 
pompe. 

Tête enivrée de qui n'a pu dormir à force de 
pensées. Lieuxquel'ondoitquitter; petite chambre; 
ici, pendant un instant, j'ai posé ma tête ; j'ai senti ; 
j'ai pensé; j'ai veillé. — Qu'on meure! et qu'im- 
porte où; — dès qu'on ne vit plus, c'est n'importe 
où et nulle part. — Vivant, je fus ici... Chambres 
quittées ! Merveilles des départs que'je n'ai jamais 
voulu tristes. Une exaltation me vint toujours de 
la possession présente de ceci. — A cette fenêtre, 

penchons-nous donc encore un instant Il vient 

un instant de partir. Celui-ci je le veux immédia- 
tement qui le précède... pour me pencher encore 
dans cette nuit presque achevée, vers l'infinie 
possibilité du bonheur... 

Instant charmant, verse à l'immense azur un 
flot d'aurore 

La diligence est prête. Partons ! — que tout ce 
que je viens de penser se perde comme moi dans 
l'étourdissement de la fuite 



>'7? 



124 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Passage de forét — zone de températures par- 
fumées. Les plus tièdes ont Todeur de la terre; 
les plus froides, Todeur des feuilles rouies. — 
J'avais les yeux fermés; je les rouvre. Oui: voilà 
les feuilles; voici le terreau remué 

Strasbourg, 

0! ''folle cathédrale" — avec ta tour aérienne! 
— du sommet de ta tour, comme d'une nacelle 
balancée, on voyait sur les toits les cigognes 

orthodoxes et compassées 
avec leurs longues pattes, 
lentement, — parce que c'est très difficile de s'en 
servir. 



Auberges. 

La nuit j'allais dormir au fond des granges; 
Le postillon venait me retrouver dans le foin. 

Auberges. 

à mon troisième verre de kirsch , un sang 

plus chaud commença de circuler sous mon 
crâne; 



LES NOURRITURES TERRESTRES 125 



à mon quatrième verre, je commençai de 
ressentir cette légère ivresse qui, rappro- 
chant tous les objets les mettait à portée 
de ma prise; 

au cinquième, la salle où j'étais, le monde, 
me sembla prendre enfin des proportions 

' plus sublimes, où mon sublime esprit, plus 
librement, évoluait; 

au sixième verre, en étant un peu fatigué, je 
m'endormis. 

(Toutes les joies de nos sens ont été imparfaites 
comme des mensonges.) 



Auberges. 

J'ai connu le vin lourd des auberges, qui revient 
avec un goût de violette, et procure le sommeil 
de midi ; j'ai connu l'ivresse du soir, quand il 
semble que toute terre vacille sous le seul poids 
de votre puissante pensée. — 

Nathanaël, je te parlerai de l'ivresse. — Natha- 
naël, souvent le plus simple assouvissement me 
fut une ivresse, tant, avant, j'étais ivre déjà de 
désirs. Et ce que je cherchais sur les routes, ce 

11. 



126 LB8 KOL'RRITURES TERRESTRES 



n'était pas d'abord tant une auberge que ma 
faim. 



Ivresses — du jeune, quand on a marché de très bon 
matin, et que la faim n'est plus un appétit mais un ver- 
tige; ivresse de la soif, lorsqu'on a marché jusqu'au soir. 

Le plus frugal repas me devenait alors excessif comme 
une débauche et je goûtais après, lyriqueraent, l'intense 
sensation de ma vie. Alors, l'apport voluptueux de mes 
sens faisait de chaque objet qui les touchait, comme mon 
palpable bonheur. 

J'ai connu l'ivresse qui déforme légèrement les pensées... 
Je me souviens d'un jour où elles se déduisaient comme 
des tuyaux de lorgnettes; l'avant-dernière semblait tou- 
jours déjà la plus fine; et puis il en sortait toujours une 
plus fine encore. — Je me souviens d'un jour où elles deve- 
naient si rondes que vraiment il n'y avait plus qu'à les laisser 
rouler. Je me souviens d'un jour où elles étaient si élas- 
tiques chacune prenait successivement les formes de toutes, 
et réciproquement. D'autres fois c'en était deux qui, pa- 
rallèles^ semblaient vouloir croître ainsi pour jusqu'au 
on d de l'éternité. 

J'ai connu l'ivresse qui vous fait croire meilleur, plus 
grand, plus respectable, plus vertueux, plus petit, etc. — 
que l'on n'est. 



Automnes. 

Il y avait de grands labours dans les plaines. 
Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux 






LES KOURRITUKES TERRESTRES 127 



lassés prenaient une allure plus lente. Chaque 
soir m'enivrait comme si j'y sentais pour la pre- 
mière fois rôdeur de la terre. J'aimais alors 
m'asseoir au talus de Torée, parmi les feuilles 
mortes; écouter les chants du labour, regardant 
le soleil exténué s'endormir au fond de la 
plaine. — 

Saison humide ; pluvieuse terre normande... 

Promenades. — Landes, mais sans âpreté. — 
Falaises. — Forêts. — Ruisseau remonté. Repos 
à Tombre ; causeries. — Fougères rousses. 

Ah I pensions-nous, — que ne te rencontrâmes 
nous en voyage, prairie, et que nous eussions 
voulu traverser à cheval. (Elle était complètement 
entourée de forêts.) 

Promenades le soir. 
Promenades la nuit. — 



128 LES IVOURRITUKES TERRESTRES 



Promenades. 

... Être me devenait énormément voluptueux. 
J'eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ; 
celles des poissons et des plantes. Sur toutes 
joies des sens j'enviais celles du toucher. — 

Un arbre isolé, dans une plaine, à Tautomne, 
complètement environné d'ondée; ses feuilles 
roussies tombaient: je pensais que l'eau abreu- 
vait pour longtemps ses racines, dans la terre 
profondément imbibée. — A cet âge mes. pieds 
nus étaient friands du contact de la terre mouillée, 
du clapot des flaques, de la fraîcheur ou de la 
tiédeur de la boue. — Je sais pourquoi j'aimais 
tant l'eau et surtout les choses mouillées : c'est 
que Teau plus que l'air nous donne la sensation 
immédiatement différente de ses températures 
variées. — J'aimais les souffles mouillés de l'au- 
tomne... Plifvieuse terre de Normandie !... 



La Roque. 

Les chariots sont rentrés chargés de mois- 
sons odorantes. 

Les greniers se sont emplis de foin. 



Chariots pesants, heurtés aux talus, caliott's 
aux ornières; que de fois vous me ramenâtL's des 
champs, couché sur les tas d'herbes sèches. ;ivec 
les rudes garçons laneurs. 

Quand pourrai-je, ahl couché sur les nu-iiles, 
attendre -encore le soir venir? — 

Le soir venait; on arrivait aux granges — iluns 
la cour de la ferme où les derniers rayons 
s'attardaient. 

m 

La Ferme 

Fermier! 

Fermier ! chante ta ferme. — Je veux m'y 
reposer un instant — et rêver, auprès de tes fiiaii- 
ges, à l'été que les parfums des foins me rappel- 
leront. 

Prends tes clefs — une à une — ouvre-inoi 
chaque porte... 

La première est celle des granges... 

Ah 1 que si les temps sont fidèles !... ah ! que d.iris la 
chaleur des foiDS ne reposd-je près de la grangs!,., au 
lieu de, vagabond, à lorce de ferveur. 



130 LES NOURRITURES TERRESTRES 



du désert !... J'écouterais les chants des moissonneurs, et 
je verrais, tranquille, rassuré, les moissons, provisions 
inestimables, rentrer sur les chariots accablés — comme 
d'attendantes réponses aux questions de mes désirs. Je 
n'irais plus chercher de quoi les rassasier dans la plaine; 
ICI je les gorgerais à loisir. 

11 est un temps de rire — et il est un temps d'avoir ri . 

11 est un temps de rire, certes — puis de se souvenir d'a- 
voir ri. 

Certainement, Nathanaël, c'était moi-même, moi, pas un 
autrCj qui regardais ces mêmes herbes s'agiter — ces herbes 
maintenant, qui pour l'odeur des foins sont flétries, comme 
toutes les choses coupées — ces herbes vivre, être vertes 
et blondes, se balancer au vent du soir. — Ah ! que ne 
revenir au temps où couchés au bord des pelouses... 
l'herbe profonde accueillait notre amour. — Le gibier circu- 
lait sous les feuilles ; chacune de ses sentes était une avenue ; 
et quand je me penchais et regardais de près la terre, de 
feuille en feuille, de fleur en fleur je voyais une multitude 
d'insectes. 

Je connaissais l'humidité du sol à l'éclat du vert et à la 
nature des fleurs ; tel pré se constellait de marguerites ; 
mais les pelouses que nous préférions et dont profitait 
notre amour étaient toutes blanchies d'ombelles, les unes 
légères, les autres, celles de la grande verse, opaques et 
puissamment élargies. Vers le soir, elles semblaient, dans 
l'herbe devenue plus profonde, flotter, comme des méduses 
luisantes, libres, détachées de leur tige, soulevées par la 
brume montante. 



LES ?iOUKRITURES TERRESTRES 131 



La seconde porte est celle des greniers : 

Monceaux de grains, je vous louerai — mes fermes sont 
closes ! — Céréales; blés roux : richesse dans Tattente, ines- 
timable provision. — Que notre pain s'épuise! Greniers, j'ai 
votre clef. Monceaux de grains, vous êtes là. Serez-vous 
tous mangés avant que ma faim ne se lasse ? — Dans les 
champs les oiseaux du ciel, dans le grenier les rats — et 
tous les pauvres à nos tables... En reste-t-il jusqu'au bout 
de ma faim... ? — Grains, je garde devons une poignée; je 
la sème en mon champ si fertile ; je la sème en la bonne 
saison ; un grain en produit cent, un au^re mille. . . 
Grains! où ma faim abonde, grains ! vous aurez sura- 
bondé ! — Blés qui poussez d'abord comme une petite 
herbe verte, dites quel épi jaunissant portera votre tige 
courbée ! — Chaume d'or, aigrettes et gerbes — poignée de 
grains que j'ai semés... 



La troisième porte est celle de la laiterie : 

Repos ; silence ; égouttement sans fin des claies où les 
fromages se rétrécissent ; tassement des mattes dans les 
manchons de métal; par les jours de grande chaleur de 
juillet, l'odeur du lait caillé paraissait plus fraîche et plus 
fade... non, pas fade: — mais d'une âcreté si discrète et si 
délavée qu'on ne la sentait qu'au fond des narines et déjà 
plus goût que parfum. 

Baratte qu'on entretient de la plus grande propreté. 
Petits pains de beurre sur des feuilles de choux ; — mains 




^ 132 LES ^'OURRITURES TERRESTRES 

i 



rouges de la fermière ! fenêtres toujours ouvertes, mais 
tendues de toiles en métal pour empêcher les chats et les 
mouches d'entrer. Les jattes sont alignées, pleines de lait 
toujours plus jaune jusqu'à ce que toute la crème en soit 
montée. — La crème affleure lentement ; elle se boursoufle 
et se ride et le petit-lait s'en dépouille . Quand il s'en est 

complètement appauvri on enlève (Mais, Nathanaêl, jene 

peux te raconter tout cela. — J'ai un ami qui fait de l'a- 
griculture et qui pourtant en parle merveilleusement ; — il 
m'explique l'utilité de chaque chose et m'enseigne comme 
quoi même le petit-lait n'est pas perdu.) (En Normandie on 
le donne aux porcs, mais il parait qu'il y a mieux à en 
faire que ça.) 



La quatrième porte ouvre sur Tétable : 

Elle est intolérablement tiède, mais les vaches sentent 
bon... Ah ! que ne suis-je au temps où, avec les enfants du 
fermier dont la chair en sueur sentait bon, au temps ou 
nous courions entre les jambes des vaches ; nous cher- 
chions des œufs dans le coin des râteliers ; nous regar- 
dions, pondant des heures les vaches; nous regardions choir, 
éclater les bouses ; on pariait à celle qui iienterait la pre- 
mière, et un jour je m'enfuis terrifié parce que je crus 
qu'il y en avait une qui allait tout d'un coup faire un veau. 



La cinquième porte est celle du fruitier : 

Devant une baie de soleil, les raisins sont pendus à des 



LES NOURRITURES TERRESTRES 133 



ficelles ; chaque grain médite et mûrit, rumine en secret 
la lumière ; il élabore un sucre parfumé. — Poires, amon- 
cellement des pommes. — Fruits ! j'ai mangé votre 
pulpe juteuse ; j'ai rejeté les pépins sur la terre ; qu'ils 
germent ! pour nous redonner le plaisir. Amande délicate ; 
promesse de merveille ; nucléole ; petit printemps qui dort 
en attendant. Graine entre deux étés ; graine par l'été 
traversée. — Nous songerons après, Nathanaêl, à la germi- 
nation douloureuse (l'effort de l'herbe pour sortir du grain 
est admirable). — Mais émerveillons-nous à présent 
de ceci : chaque fécondation s'accompagne de volupté . Le 
fruit s'enveloppe de saveur; et de plaisir toute persévé- 
rance à la vie. Pulpe du fruit, preuve sapide de l'amour ! 



La sixième porte est celle du pressoir : 

Ah ! que ne suis-je étendu, maintenant, sous le hangar 
— où la chaleur défaille — près de toi, parmi la pressure 
des pommes, parmi les acres pommes pressurées. Nous 
chercherions, ah I Sulamite I si la volupté de nos corps, 
sur les pommes mouillées, est moins prompte à tarir, plus 
prolongée, sur les pommes, — soutenue par leur odeur 
sucrée. .. Le bruit de la meule berce mon souvenir... 



La septième porte ouvre sur la distillerie : 

Pénombre; foyer ardent; machines ténébreuses; — le 
suivre des bassines surgit. Alambic; sa suppuration mys- 

12 



n^ 



134 LES NOURRITURES TERRESTRES 



lérieuse précieusement recueillie. (J'ai vu de même re-* 
cueillir la résine des pins, la gomme maladive de meri- 
siers, le lait des figuiers élastiques, le vin des palmiers 
étêtés.) — Fiole étroite ; toute une vague d'ivresse, en toi, se 
concentre, déferle ; l'essence, avec tout ce qu'il y avait de 
délicieux, de puissant dans le fruit ; de délicieux et de 
parfumé dans la fleur. — Alambic ; ah ! goutte d'or qui va 
suinter. (Il y en a de plus sapides que le jus concentré des 
cerises; d'autres parfumées comme les prés.) Nathanaèl I 
c'est là vraiment une vision miraculeuse ; il semble qu'un 
printemps tout entier se soit ici tout concentré... Ah ! que 
mon ivresse à présent théâtralement me le déploie. Que je 
boive, enfermé dans cette salle très obscure et dont je ne 
m'apercevrai plus — que je boive de quoi redonner à ma 
chair — et pour libérer mon esprit, la vision de tout Tail- 
leurs que je souhaite. .. 



La huitième porte est celle des remises. 

— Ah! j'ai brisé ma coupe d'or — je me réveille— l'ivresse 
n*est jamais qu'une substitution du bonheur : — Berlines ! 
toute fuite est possible; traîneaux^ pays glacé, j'attelle à 
à vQusmes désirs. —Nathanaèl^ nous irons vers les choses; 
nous atteindrons successivement à tout. Nous ne nous ar- 
rêterons que délicieusement. J'ai de l'or dans les fontes 
de ma selle ; dans mes coffres des fourrures qui feraient 
presque aimer le froid. Roues ! qui compterait vos tours 
dans la fuite. Calèches, maisons légères, pour nos délices 
suspendues, que notre fantaisie vous enlève ! Charrues, que 
des bœufs sur nos champs vous promènent ! creusez la 



terre comme un boutoir : le soc iDompIoyé dans 1' hiirK^tiT 
se rouille, et tous ces instruments... Vous toulL-. im^sj- 
bilités oisives de nos étres> eu souflrance, atleiiilaiit ~ 
attendant que s'attelle à tous un désir, — pour ihm vi>ut 
des plus belles contrées... 

Qu'une poussière de neige nous suive, que --iiiilijvei'a 
notre rapidité... Traîneaux ! j'attelle à vous toii> < tic- 
sirs... 



La dernière porte ouvrait sur la plaiiir 

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LIVRE VI 



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1 




LYNGEUS 



Zum sehen geboren, 
Zum schauen bestellt 
Goethe (Faust II). 



Commandements de Dieu, vous avez endolori mon 

âme. 
Commandements de Dieu, serez -vous dix ou vingt ? 
Jusqu'où rétrécire2-vous vos limites ? 
Enseignerez-vous qu'il y a toujours plus de choses 

défendues? 
— De nouveaux châtiments promis à la soif 
de tout ce que j'aurai trouvé beau sur la terre ? 

Commandements de Dieu, vous avez rendu malade 

mon âme. 
Vous avez entouré de murs les seules eaux pour me 

désaltérer. 

Mais je me sens à présent, Nathanaël, 

plein de pitié pour 

les fautes délicates des hommes. 



\ 



Natbanaêl, je t'enseignerai que toutes Li]Oh<es 
sont divinement naturelles. 



Nathanaël, je te parlerai de tout. 

— Je mettrai dans tes mains, petit pâtre, une 
houlette sans métal, et nous guiderons Joutt'- 
ment, en tous lieux, des brebis qui n'ont tiicore 
suivi aucun maître. 

Pâtre, ie guiderai tes désirs vers tout ci- (|iril 
y a de beau sur la terre. 



Nathanaël, je veux enflammer tes lèvres (rime 
soif nouvelle, — et puis approcher d'elJfs des 
coupes pleines de fraîcheur; — j'ai bu — je sais 
les sources où les lèvres se désaltèrent, 
Nathanaël, je te raconterai les sources : 



» • 



5 



142 Les nourritures terrestres 



Il y a des sources qui jaillissent des rochers ; 
Il y en a qu'on voit sourdre de sous les gla- 
ciers — 
Il y en a de si bleues qu'elles en ont Fair 

plus profondes; 

(A Syracuse la Cyané merveilleuse de cela.) 

Source azurée; vasque abritée; éclosion d'eau 

entre des papyrus; nous nous sommes penchés 

de la barque; sur un gravier qui semblait de 

saphirs, des poissons d'azur naviguaient. 

A Zaghouan, du Nymphéum jaillissent les eaux 
qui jadis abreuvaient Cartbage. 

A Vaucluse, l'eau sort de terre, abondante 
comme si elle coulait depuis longtemps; c'est 
déjà presque un fleuve, et qu'on peut remonter 
sous la terre; il traverse des grottes et s'imprègne 
de nuit. La lumière des torches vacille, est op- 
pressée; puis il y a un endroit tellement sombre 
qu'on se dit : Non, jamais je ne pourrai remonter 
ce fleuve plus longtemps. 

Il y a des sources ferrugineuses, qui colorent 
somptueusement les rochers. 



Il y a des sources sulfureuses, dont l'eau verli' 
et chaude parait d'abord empoisonnée, — nais. 
Nathanaël, lorsqu'on s'y baigne, la peau devieiil 
si suavement douce, qu'après elle est encore plus 
délicieuse à toucher. 

11 y a des sources d'où s'essorent des brumes, 
au soir; brumes qui flottent autour dans la nuil 
et qui, le matin, lentement se dissipent. 

Petites sources très simples, étiolées entre iis 
mousses et les joncs. 

Sources où viennent laver les laveuses et qui 
font tourner des moulins. 

Inépuisable provision 1 jaillissement des eaux. 
Abondance de l'eau sous les sources; réservoirs 
cachés; vases déclos. La roche dure éclatera. La 
montagne se couvrira d'arbustes; — les pays 
arides se réjouiront et toute l'amertume du 

déser t 

fleurira. 

Plus de sources jaillissent de la terre que nous 
n'avons de soifs pour les boire. 



144 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Eaux sans cesse renouvelées ; vapeurs célestes 
qui retombent ; 

Si Ton manque d'eaux dans la plaine, que la 
plaine vienne boire aux montagnes — ou que des 
canaux souterrains portent Teau des monts vers la 
plaine. — Irrigations prodigieuses de Grenade. — 
Réservoirs; Nymphées. — Certes, il y a d'extraor- 
dinaires beautés dans les sources — d'extraor- 
dinaires délices à s'y baigner : Piscines! Pis- 
cines! nous sortirons de vous purifiés. 

Comme le soleil dans l'aurore 
La lune dans la rosée de la nuit — 

Dans votre humidité courante 

Nous laverons nos membres fatigués. 



Il y a d'extraordinaires beautés dans les sources; 
et les eaux qui filtrent sous la terre. Elles appa- 
raissent après aussi claires que s'elles avaient 
traversé du cristal ; il y a d'extraordinaires délices 
à les boire : elles sont pâles comme l'air, inco- 
lores comme s'elles n'étaient pas, et sans goût; 
on ne s'aperçoit d'elles que par leur extrême fraî- 
cheur et c'est comme leur vertu cachée. Natha- 



g KOVRtUTUBES 



Daêl, as-tu compris qu'on puisse délirer les 
boire? 

Les plus grandes joies de mes sieus 
Ç'ont été des soifs étanchées. 

Je te dirai mainteuaDt, Natbanaêl, la 
RONDE 

DE MES SOIFS ÉTANCHÉES 



Car nous avons eu pour approcher des coupes pleines 
Des lèvres plus tendues que vers des baisers ; 
Coupes pleines si vite vidées. ■• 

Les plus grandes joies de mes sens 
Ç'ont été des soifs étanchées. 



II est des boissons qu'on prépare 
Avec le jus des oranges pressurées. 

Des citrons, des limons. 
Et qui rafraîchissent parce qu'elles sonl 

A la (ois acides et douceâtres. 



J'ai bu dans des verres si minces 
Qu'on pensait les briser avec sa bouche 



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146 LES NOURRITURES TERRESTREÔ 



Avant même que les dents ne les touchent; 
Et les boissons semblent meilleures là-dedans, 
Car presque rien, de nos lèvres ne les séparent. 



J'ai bu dans des gobelets élastiques 
Qu'on pressait entre ses deux mains 
Pour en faire monter le vin jusqu'à ses lèvres. 



J'ai bu des sirops lourds dans de grossiers verres d'auberges, 
Aux soirs des jours où j'avais marché sous le soleil; — 
Et parfois l'eau très froide des citernes 
Me faisait mieux sentir après l'ombre du soir. 



J'ai bu de l'eau qu'on avait gardée dans des outres 
Et qui sentaient la peap de chèvre goudronnée. 



J'ai bu des eaux presque couché sur la rive 

De ruisseaux où j'aurais voulu me baigner — 

Les deux bras nus plongeant dans l'eau vive 

Jusqu'au fond, où l'on voit les cailloux blancs s'agiter. 

Et la fraîcheur m'entrait aussi par les épaules. 



Les bergers buvaient l'eau dans leurs mains; 
Je leur appris à l'aspirer avec des pailles. 

Certains jours je marchais au grand soleil, 
L'été, durant les heures les plus chaudes, 
Cherchant de grandes soifs à pouvoir étanchôr. 



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LES NOURRITURES TERRESTRES 147 



• Et VOUS sauvenez-vous, mon ami, qu'une nuit, durant 
notre affreux voyage, nous nous sommes relevés, transpi- 
rants, — pour boire, à la cruche déterre^ l'eau qu'elle avait 
faite glacée ? 

Citernes, puits cachés où descendent des femmes. Eaux 
qui n'ont jamais vu la lumière; goût d'ombre. — Eaux très 
aérées. — Eaux anormalement transparentes, et que je 
souhaitais azurées, — ou mieux vertes, pour qu'elles me 
parussent plus gelées — et légèrement auisées. 

Les plus grandes joies de mes sens 
Ç'ont été des soifs étanchées. 



Non! tout ce que le ciel a d'étoiles, tout ce 
qu'il y a de perles dans la mer, de plumes blan- 
ches au bord des golfes, je ne les ai pas encore 
toutes comptées. 

Ni tous les murmures des feuilles; ni tous les 
sourires de l'aurore; ni tous les rires de l'été- — Et 
maintenant encore que dirai- je ? — Parce que ma 
bouche se tait, pensez-vous que mon cœur se 
taise? 

1 champs baignés d'azur 1 
0! champs trempés de miel 1 

Les abeilles viendront, lourdes de cire 



148 LES NOURRITURES TERRESTRES 



J'ai VU des ports obscurs où l'aube était ca- 
chée 

derrière le treillis des vergues et des voiles. 

Le départ furtif des barques, au matin, 

entre les coques des grands navires. On se cour- 
bait pour passer sous les câbles tendus des 
amarres. — La nuit j'ai vu partir des galions 
sans nombre, s'enfonçant dans la nuit, s'enfon- 
çant vers le jour. 



Ils ne sont pas si brillants que les perles ; ils 
ne sont pas si luisants que l'eau; les cailloux 
du sentier pourtant brillent. Réceptions douces 
de la lumière, dans les sentiers couverts où je 
marchais. 

Mais de la phosphorescence, Nathanaél, ah! 
que dirai-je? La matière est infiniment poreuse 
à l'esprit, acceptante de toutes les lois, obéissante! 
transparente de part en part. — Tu n'as pas vu 
les murs de cette cité musulmane, rougir le soir, 
s'éclairer faiblement la nuit. Murs profonds où 
la lumière durant le jour s'est déversée; murs 
blancs comme le métal à midi (la lumière s'y 



thésaurise) ; dans la nuit vous sembliez la redire, 
la redire très laiblemenl. — Cités, vous m'avez sem- 
blé transparentes ! vues delà colline, de lu bas, dans 
la grande ombre de la nuit enveloppante, vous 
luisez, pareilles à ces creuses lampes cl'albàtre, 
images d'un cœur religieux — pour la clarté qui 
les emplit comme poreuses, et dont la lueur sup- 
pure autour comme du lait. 

Cailloux blancs des routes dans l'ombre; ré- 
ceptacles de clarté. Bruyères blanches dans Les 
crépuscules des landes; dalles de marbre des 
mosquées! fleurs des grottes des mers, actinies I 
Toute blancheur est de la clarté réservée. 

J'appris à juger tous les êtres à leur Ciip;itilé de 
réceptions lumineuses; certains qui dans le jour 
surent accueillir le soleil, m'apparurenl ensuite, 
la nuit, comme des cellules de clarlé. — J';ii vu 
des eaux coulant à midi dans la plaine qui, plus 
loin, sous les roches opaques glissées, y lircnt 
ruisseler des trésors amassés de dorures. 

Mais, Nathanaël, je ne veux te parler ici que 
choses, — non point de 

l'invis[ble réalité — car 

... comme ces algues merveilleuses 



■«11^ 



150 LES NOURRITURES TERRESTRES 



lorsqu'on les sort de Teau ternissent... 

ainsi... etc. 



* » 



— L'infinie variété des paysages nous démon- 
trait sans cesse que nous n'avions pas encore 
connu toutes les formes de bonheur, de médita- 
tion ou de tristesse qu'elles pouvaient envelopper. 
Je sais que, certains jours d'enfance, lorsque 
j'étais encore parfois triste, dans les landes de la 
Bretagne, ma tristesse parfois s'est soudain 
échappée de moi, tant elle se sentait com- 
prise et reçue en le paysage — et qu'ainsi devant 
moi je la pouvais délicieusement regarder. 



La perpétuelle nouveauté. 

Il fait quelque chose de très simple, puis dit : 

Je compris que cela n'avait jamais été ni fait, 

ni pensé, ni dit. — Et, soudain, tout me parut 

d'une virginité parfaite. (Tout le passé du monde 

complètement absorbé dans le moment présent.) 



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*1— -. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 151 



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20 juillet, 2 h. du matin. 

Lever. — Dieu est ce qu'il faut le moins faire 
attendre, criai-je en me lavant; si tôt levé qu'on 
soit, on voit toujours de la vie qui j circule; plus 
tôt couchée, elle s'était moins que nous fait 
attendre. 



Aurores vous étiez nos plus chères délices. — 
Printemps ! aurores des étés ! 
Printemps de tous les jours, aurores ! 

Nous n'étions pas encore levés 
Lorsque les arcs-en-ciel parurent. . . 
... et jamais assez matinales, 
Où pas vespérales alors 

Autant qu'il faudrait pour la lune. . . 



Sommeils. 

J'ai connu les sommeils de midi, l'été r-r- les 
sommeils du milieu du jour — après le travail 
commencé de trop bonne . heure ; les sommeils 
accablés. 



-"^■BÏF--^ 



152 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Deux heures: — Enfants couchés. Silence étouf- 
fant. Possibilité de musique, mais n'en pas faire. 
Odeur des rideaux de cretonne. Jacinthes et 
tulipes. Lingeries. 

Cinq heures: — Réveils en sueur; cœur battant; 
frissons; tête légère; disponibilité de la chair; 
chair poreuse et que semble envahir trop déli- 
cieusement chaque chose. Soleil bas; pelouses 
jaunes; yeux éclos dans la fin du jour. 0! 
liqueur de la pensée vespérale. Déroulement 
des fleurs du soir. Se laver le front d'eau tiède; 
sortir... Espaliers; jardins enclos de murs au 
soleil. Route; animaux revenant des pâtis; cou- 
cher de soleil inutile à voir — admiration déjà 
suffisante. 

Rentrer. Reprendre le travail, près de la lampe. 



* * 



Nathanaël, que te dirai- je des couches? 

J'ai dormi sur les meules; j'ai dormi dans les 
sillons des champs de blé; j'ai dormi dans l'herbe, 
au soleil; dans les greniers à foiiï/ la nuit. — J'ac- 
crochais des hamacs aux branches des arbres; 



LES NOURRITURES TERRESTRES 153 



j'ai dormi balancé par le vent; — j'ai dormi 
balancé par les flots; couché sur le pont des 
navires; ou sur les couchettes étroites des cabi- 
nes, en face de Tœil stupide du hublot. — Il y eut 
des couches où m'attendaient des courtisanes; 
d'autres où j'attendais de jeunes garçons. Il y en 
avait tendues d'étoffes tellement molles qu'elles 
semblaient s'instrumenter, ainsi que mon corps, 
pour l'amour. — J'ai dormi dans des camps, sur 
des planches, où le sommeil était comme une 
perdition. J'ai dormi dans des wagons en marche, 
sans me départir un instant du sentiment du 
mouvement. 

Nathanaël, il y a d'admirables préparatifs au 
sommeil, il y a d'admirables réveils; mais il n'y 
a pas d'admirables sommeils et je n'aime le 
rêve que tant que je le crois réalité. — Car le 
plus beau sommeil ne vaut pas 

le moment où l'on s'en réveille 

Je pris l'habitude de dormir en face de ma 
fenêtre grande ouverte et comme immédiatement 
sous le ciel. Dans les trop chaudes nuits de 
juillet, j'ai dormi presque nu sous la lune : dès 
l'aube le chant des merles me réveillait; je me 



154 LES NOURRITURES TERRESTRES 



l'i'.'C 



plongeais tout entier dans Teau froide et m'enor- 
gueillissais de commencer très tôt ma journée. — 
Dans le Jura, ma fenêtre s'ouvrait au-dessus d'un 
vallon qui bientôt s'est empli de neige; de mon 
lit, je voyais la lisière d'un bois ; des corbeaux 
y volaient, ou des corneilles; de bon matin me 
réveillaient les clochettes des troupeaux; près de 
ma maison était la fontaine où des vachers les 
menaient boire. Je me souviens de tout cela. — 

J'aimais, dans les auberges de Bretagne, le 
contact des draps rudes et de lessive qui sentait 
bon. — A Belle-Isle les chants des marins 
m'éveillaient; je courais à ma fenêtre et voyais 
les barques s'éloigner; puis je descendais vers 
la mer. 

— II y a des habitations merveilleuses ; dans 
aucune je n'ai voulu longtemps demeurer. Peur 
xies portes qui se referment, des traquenards. 
Cellules qui se reclosent sur de l'esprit. La vie 
nomade est celle des bergers. — (Nathanaêl, je 
mettrai dans tes mains ma houlette et tu garderas 
mes brebis à ton tour. Je suis las. Toi tu par- 
tiras maintenant; les pays sont tout grands 



LES NOURRITURES TERRESTRES 155 



ouverts et les troupeaux jamais rassasiés bêlent 
toujours après de nouvelles pâtures.) 

Nathanaël, parfois me retinrent d'étranges 
demeures. Il y en eut au milieu des forêts; il y 
en eut au bord des eaux ; il y en eut de spa- 
cieuses. — Mais sitôt que, par Thabitude, je cessais 
de les remarquer, que je n'étais plus étonné 
d'elles, requis par l'offre des fenêtres, et que 
j'allais commencer à penser, je les quittais. 

(Je ne peux t'expliquer, Nathanaël, ce désir 
exaspéré de nouveauté; il ne me semblait point 
effleurer, déflorer aucune chose; mais ma subite 
sensation était du premier coup si intense qu'elle 
ne s'augmentait ensuite par aucune répétition; 
de sorte que s'il m 'arriva souvent de retourner 
aux mêmes villes, aux mêmes lieux, c'était pour 
y sentir un changement de jour ou de saisons, 
plus sensible en des lignes connues — et si, lors- 
que je vivais à Alger, je passais chaque fin de jour 
dans le même petit café maure, c'était pour 
percevoir limperceptible changement, d'un soir 
à l'autre, de chaque être, pour regarder le temps 
modifier, mais lentement, un même tout petit 
espace.) 



156 LES NOURRITURES TERRESTRES 






v 



:i 



A Rome, près du Pincio, au ras de la rue, par 
ma fenêtre grillée, pareille à celle d'une prison, 
des vendeuses de fleurs venaient me proposer 
des roses ; Tair en était tout embaumé. A Florence 
je pouvais, sans quitter ma table, voir le jaune 
Arno débordé. — Sur les terrasses de Biskra, 
Meriem venait au clair de lune, dans llmmense 
silence de la nuit. Elle était enveloppée tout 
entière d'un grand haïck blanc déchiré qu'elle 
laissait tomber en riant sur le pas de la porte 
vitrée; dans ma chambre l'attendaient des frian- 
dises. — A Grenade, ma chambre avait sur la 
cheminée, au lieu de flambeaux, deux pastèques. 
A Séville^ il y a des patios; ce sont des tours de 
marbre pâle, pleines d'ombre et de fraîcheur 
d'eau ; d'eau qui coule, ruisselle et fait au milieu 
de la cour un clapotis dans une vasque... 

Un mur, épais contre le vent du Nord, poreux 
à la lumière du Midi; une maison roulante, 
voyageuse, transparente à toutes les faveurs du 
Midi... Que serait une chambre pour nous, Natha- 
naêl?: un abri dans un paysage. — 



Je te parlerai des fenêtres encore : à Naples, 



LES NOURRITURES TERRESTRES 157 



des causeries sur les balcons, des rêveries le soir 
près des robes pâles des femmes ; les rideaux à 
moitié retombés nous isolaient de la société 
bruyante du bal. Il y eut des paroles échangées, 
d'une si désolante délicatesse qu'après on restait 
quelque temps sans parler; puis montait du jar- 
din l'intolérable parfum des fleurs d'oranges, et le 
chant des oiseaux des nuits d'été; et puis ces 
oiseaux même par instants se taisaient ; alors on 
entendait très faiblement le bruit des vagues. 

Balcons; corbeilles de glycines et de roses; 
repos du soir; tiédeur. 

(Ce soir une bourrasque lamentable sanglote 
et ruisselle contre ma vitre; je m'efforce de la 

préférer à tout.) 

* 

Nathanaël, je te parlerai des villes : 
J'ai vu Smyrne dormir comme une petite fille 
couchée; Naples, comme une lascive baigneuse, 
et Zaghouan, comme un berger kabyle, dont 
l'approche de l'aube a fait rougir les joues ; Alger 
trembler d'amour au soleil, et se pâmer d'amour 
dans la nuit. 

14 



■ ^ 



]"iii vu dans le Nord des villages endormis au 
cliiir de lune; les murs des maisons étaient mer- 
veillensement bleus et jaunes; autour d'eux 
s\:londait la plaine; dans les champs traînaient 
il un ormes meules de foin- On sort dans la cam- 
pagne déserte; on rentre dans le village endormi... 

Il y a des villes et des villes ; parfois on ne sait 
pas ce qui a pu les bâtir là. — 0! villes d'Orient, 
<lii midi; villes aux toits plats, blanches terrasses, 
(.111, la nuit, les folles femmes viennent rêver. 
l'Iaisirs; fêtes d'amour; lampadères des places, 
qui font, quand on les voit des collines voisines, 
(nninieune phosphorescence dans la nuit. 

Mlles d'Orient! fête embrasée; rues qu'on 
iippplle là-bas des mes saintes, où les cafés sont 
pleins dé courtisanes et où des musiques trop 
aiguës les font danser. Les Arabes vêtus de blanc 
y circulent, et des enfants — qui me semblaient 
beaucoup trop jeunes, dis? pour connaître déjà 
l'amonr. (11 y en eut dont les lèvres étaient plus 
chaudes — que les petits oiseaux couvés). 

\ il les du Nord ! débarcadères ; usines ; villes dont 
la fiiniéecacheleciel. Monuments; tours mobiles; 



LC8 lïOURRITURJSS TERRESTRES 159 



présomption des arcs. Cortèges cavalcadants dans 
les avenues; foule empressée. Asphalte luisante 
après la pluie; boulevard où les marronniers 
s'alanguissent ; femmes toujours vous attendant. 
II y avait des nuits, des nuits tellement molles 
qu'au moindre appel je me serais senti défaillir. 

Onze heures. — Clôture; strident bruit des volets 
de fer. Cités — la nuit, dans les rues solitaires, 
quand j y passais, des rats, très vite, regagnaient 
les égouts. On voyait par les soupiraux des caves, 
des hommes à moitié nus faire le pain. 



— cafés I — où notre démences est continuée 
très avant dans la nuit; Tivressedes boissons et 
des paroles enfin venait à bout du sommeil. 
Cafés! il y en avait de pleins de peintures et de 
glaces, richeS; et où Ton ne voyait rien que des 
gens très élégants; d'autres, petits, où Ion 
chantait des couplets comiques et où des femmes, 
pour danser, relevaient très haut leurs jupons . 

En Italie, il y en avait qui se répandaient sur 
les places, les soirs d'été, et où Ton prenait de 



» 



r- 



160 LES NOXJRRITVRES TERRESTRES 



bonnes glaces au citron. En Algérie, il y en avait 
un où Ton fumait du kief et où je faillis me faire 
assassiner; l'an d'après, il était fermé par la 
police; car il n'y venait que des gens de mau- 
vaise vie. 

Cafés encore... 01 cafés maures! — parfois un 
poète conteur y raconte longuement une his- 
toire; que de nuits suis-je venu, sans le com- 
prendre, l'écouter!... Mais à tous certes je te 
préfère, lieu de silence et de fin de journées, 
petit café de Bab el Derb, hutte de terre, à la limite 
de rOasis, car, après, tout le désert commençait 
— d'où je voyais, après un jour plus haletant, une 
nuit plus pacifique descendre. Près de moi, 
s'extasiait un monotone jeu de flûte. — Et je 
songe à toi, petit café de Shiraz, café que célébrait 
Hafîz ; Hafiz, ivre du vin de Téchanson et d'amour, 
silencieux, sur la terrasse où atteignent des roses, 
Hafîz qui, près de l'échanson endormi, attend, en 
composant des vers, attend le jour toute la nuit. 

(Je voudrais être né dans un temps où n'avoir 
à chanter, poète, que, simplement en les dénom- 
brant, toutes les choses. — Mon admiration se 
serait posée successivement sur chacune et sa * 



j 



louange l'eût démontrée; c'en eût été la raison 
suifisante.) 



Nathanaël, nous n'avons pas encore ensemble 
regardé les feuilles. — Toutes les courhes des 
feuilles-'.. 

Feuillages des arbres — grottes vertes — per- 
cées d'issues; fonds déplaçables aux moindres 
brises; mouvance; remous des formes; parois 
déchiquetées; monture élastique des branches; 
balancement arondi; lamellicules et alvêoios... 

Branches inégalement agitées... c'est punie que 
l'élasticité diverse des brindilles faisant diverse 
leur force de résistance au vent, fait diverse 
aussi l'impulsion que le vent leur donne... etc. 

— Diversité... etc.- ah! Nathanaël, je m'amuse! 

— Passonsàun autresujet... Lequel? — Puisque 
pas de composition, il ne faudrait ici pas de 
choix... Disponible! Nathanaël, disponible! —et 
par une attention subite, simultanée de tous les 
sens, arriver à faire (c'est difficile à dire) du sen- 
timent même de sa vie, la sensation concentrée 



I 



162 



LES KOURRITURES TERRESTRES 



de tout rattouchement du dehors. . . (ou récipro- 
quement). — J y suis; là; j'occupe ce trou, où 
s'enfoncent : 

dans mon oreille : ce bruit continu de Teau; 

grossi, puis apaisé de ce 
vent dans ces pins; in- 
termittent des saute- 
relles; etc. 

dans mes yeux : l'éclat de ce soleil dans 

le ruisseau; le mouve- 
ment de ces pins... (tiens! 
un écureuil).... de mon 
pied qui lait un trou dans 
cette mousse; etc. 

dans ma chair : (la sensation) de cette 

humidité; de cette mol- 
lesse de mousse; (ah! 
cette branche me pi- 
que..,) de mon front 
dans ma main; de ma 
main sur mon front; etc. 

dans mes narines : ... (chut! l'écureuil s'ap- 
proche.) etc. 

Et tout cela ensemble, etc., en un petit paquet; 



V". : • 



LES NOURRITURES TERRESTRES 163 



— c'est la vie; — est-ce tout? — Non ! il y a tou- 
jours d'autres choses encore. 

Crois-tu donc que je ne suis qu'un rendez-vous 
de sensations? — Ma vie c'est toujours : cela, plus 
moi-même. — Une autre fois je te parlerai de 
moi-même. — Je ne te dirai pas non plus aujour- 
d'hui la 

RONDE 

DES DIFFÉRENTES FORMES DE l'eSPRIT 

ni la 

RONDE 

DES MEILLEURS AMIS 

et ni la 

BALLADE 

DE TOUTES LES RENCONTRES 

OÙ se trouvaient ces phrases entre autres : 

A Côme, à Lecco, les raisins étaient mûrs. Je mon- 
tais sur une énorme colline où d'anciens châteaux 
s'effondraient. Là, les raisins avaient une odeur si 
sucrée qu'elle m'en était incommode; elle pénétrait 
comme un goût jusqu'à l'arrière-fond des narines, et 
d'en manger après ne m'était plus d'aucune révélation 
particulière — mais j'avais si soif et si faim que 
quelques grappes suffirent à m'enivrer. 



164 LES NOURRITURES TERRESTRES 



... Mais dans cette ballade je parlais surtout des 
hommes et des femmes et si je ne te la dis pas 
maintenant c'est que, dans ce livre, je ne veux 
pas faire de personnalités. Car, as-tu remarqué 
que dans ce livre il n'y avait personne; — Et 
même moi, je n'y suis rien que Vision. — 
Nathanaël, je suis le gardien de la tour, Lyncéus. 
— Assez longtemps avait duré la nuit. Du haut 
de la tour je criais tant vers vous, aurores! 
jamais trop radieuses aurores ! 

J'ai gardé jusqu'à la fin de la nuit l'espoir d'une 
nouveauté de lumière; — maintenant je n'y vois 
pas encore, mais j'espère; je sais de quel côté 
l'aube poindra. 

Certes, tout un peuple s'apprête; du haut de 
la tour j'entends une rumeur dans les rues Le 
jour naîtra ! le peuple en fête déjà marche au 
devant du soleil. 

Que dis-tu de la nuit? Que dis-tu de la nuit, 
sentinelle ? — Je vois une génération qui monte, 
et je vois une génération qui descend. Je vois 
une énorme génération qui monte, qui monte 
tout armée, tout armée de joie vers la vie. 

Du haut de ta tour que vois-tu? — Que vois-tu, 
Lyncéus, mon frère? — Hélas! Hélas! laisse 



LES KOURRITURES TERRESTRES 165 



pleurer l'autre prophète ; la nuit vient et le jour 
aussi. — Leur nuit vient, notre jour aussi. Et que 
qui veut dormir s'endorme. — Lyncéus! Des- 
cends de ta tour, à présent. Le jour naît. Des- 
cends dans la plaine. Regarde de plus près chaque 
chose. Lyncéus, viens! approche-toi. Voici le jour 
et nous y croyons. 



I 



-■* « - 



* - 



LIVRE VII 



Quid tum si fuscus Amyntas. 

Virgile. 



a'*"^ • • Jim ir 



^ , 



Traversée. 

Février 1895. 

Départ de Marseille. 

Vent violent ; air splendide. Tié- 
deur précoce ; balancement des mats. 

Mer glorieuse, empanachée. Vais- 
seau conspué par les flots. Impression dominante 
de gloire. Souvenir de tous les départs passés. 



Traversée. 

... Que de fois ai-je attendu lentement Taube... 

... sur une mer découragée... 

et j'ai vu venir Taube, 
sans que la mer en soit calmée. — 
— Sueur aux tempes. Faiblesses. Abandons. — 



Nuit sur mer. 

Mer acharnée. Ruissellements sur le pont. Tré- 
pignements de Thélice ... 

15 



\?^ 



l'O LES NOURRITURES TERRESTRES 



■ » . 






! sueur d'angoisse ! — 

Un oreiller sous ma tête brisée... 

Ce soir la lune sur le pont était pleine et splen 
dide — et je n'étais pas là pour la voir. — 

— Attente de la vague. — Éclat subit de la 
masse d'eau; suffocations; regonflements; re- 
chutes. — Inertie de moi; qu'y suis- je? — Un 
bouchon — un pauvre bouchon sur les flots. 

Abandon à l'oubli des vagues; volupté du 
renoncement; être une chose. 



Fin de la nuit.' 

On lave le pont dans le matin trop frais, avec 
l'eau de la mer qu'on hisse dans des seaux; 
aération. — De ma cabine j'entends le bruit des 
brosses de chiendent sur le bois. Chocs énormes. — 
J'ai voulu ouvrir le hublot. Bouffée trop forte d'air 
marin sur le front et les tempes en sueur. J'ai 
voulu refermer le hublot... Couchette ; y retomber. 
Ahl tous ces chavirements horribles avant le 
port! Carrousel des reflets et des ombres sur la 

paroi de la cabine blanche. Exiguïté. — 

* 

Mon œil lassé de voir... 



LES NOUARITURES TEBRESTBES 171 



— Avec une paille, je suce cette limonade 
glacée... 

Se réveiller après sur la terre nouvelle, comme 
d'une convalescence... — Des choses non rêvées. 

Afrique, 

Se réveiller au matin sur une plage ; 
Avoir été bercé toute la nuit par les flots. 



Alger, 

Les plateaux où viennent se reposer les collines 
Les couchants où s'évanouissent les jours 
Les plages où viennent déferler les marines 
Les nuits où viennent s'endormir nos amours... 

La nuit viendra versnous comme unerade immense 

Les pensers, les rayons, les oiseaux mélancoliques 
Viendront s'y reposer delà clarté du jour; 
Dans les halliers où se tranquillise toute l'ombre... 
Et Teau calme des prés, les sources pleines d'herbes. 

... Puis, au retour des longs voyages, 
Les rivages calmés, — les navires au port. 



172 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Nous verrons sur les flots qui se sont apaisés 
Dormir Toiseau nomade et la barque amarrée — 
Le soir venu vers nous ouvrir sa rade immense 
De silence et d'amitié. 

— Voici rheure où tout dort. — 



Mars 1895. 

Blidah! Fleur du Sahel ! dans l'hiver sans grâce 
et fanée, au printemps tu m'as paru belle. Ce fut 
un matin pluvieux; un ciel indolent, doux et 
triste; et les parfums de tes arbres en fleurs 
erraient dans tes longues allées. Jet d'eau de ton 
calme bassin ; — au loin les clairons des caser- 
nes. 

Voici l'autre jardin, bois délaissé, où luit faible- 
ment sous les oliviers la mosquée blanche. — 
Bois sacré! ce matin vient s'y reposer ma pensée 
infiniment lasse, et ma chair épuisée d'inquiétude 
d'amour. De vous avoir vues, l'autre hiver, je 
n'avais pas idée, lianes, de vos floraisons amas- 
sées. Glycines violettes entre les branches 
* balancées, grappes comme des encensoirs pen- 
chées, et pétales tombés sur l'or du sable de 
l'allée. Bruits de l'eau; bruits mouillés, clapotis 



=^: . .\^*'>^" 



LES NOURRITURES TERRESTRES - l'3 



au bord du bassin; oliviers géants, spirées 
blanches, bosquets de lilas, touffes d'épines, buis- 
sons de roses; y venir seul et s'y souvenir de 
l'hiver, et s'y sentir si las que le printemps, hélas ! 
même ne vous étonne; et même désirer plus de 
sévérité, car tant de grâce, hélas ! invite et rit au 
solitaire, et ne se peuple que de désirs, cortège 
obséquieux dans les vides allées. Et malgré les 
bruits d'eau dans ce bassin trop calme, autour, 
le silence attentif indique par trop les absences. 






Je sais la source où j'irai rafraîchir mes paupières, 

Le bois sacré ; je connais le chemin, 

Les feuilles, la fraîcheur de cette clairière; 

J'irai, le soir quand tout saura s'y taire 

Et que déjà la caresse de l'air 

Nous invitera plus au sommeil qu'à l'amour. 

Source froide où toute la nuit va descendre ! 
Eau de glace où le matin transparaîtra 
Grelottant de blancheur. Source de pureté! 
N'est-ce pas que je vais retrouver dans l'aurore. 
Lorsqu'elle paraîtra, 

La saveur qu'elle avait quand j'y voyais encore 
Avec étonnement, les clartés et les choses ?... 

15. 



.—^ 



^^î 



174 LES NOUB&ITURSS TEK&ESTRES 



Quand j'y viendrai laver mes paupières brûlées. 



Lettre à NathanaëL 

Tu .n'imagines pas, Nathanaël, ce que peut 
devenir enfin cet abreuvement de lumière; et la 
sensuelle extase que donne cette persistante cha- 
leur... Une branche d'olivier dans le ciel; le ciel 
au-dessus des collines; un chant de flûte à la 
porte d'un calé... Alger semblait si chaude et 
pleine de fêtes que j'ai voulu la quitter pour trois 
jours; — mais à Blidah, où je me réfugiais, j'ai 
trouvé les orangers tout en fleurs 

Je sors dès le matin; je me promène; je ne 
regarde rien et vois tout; une symphonie mer- 
veilleuse se forme et s'organise en moi des sen- 
sations inécoutées. L'heure passe; mon émoi 
s'alentit, comme la marche du soleil moins ver- 
ticale se fait plus lente. Puis je choisis, être ou 
chose, de quoi m'éprendre, — mais je le veux 
mouvant, car mon émotion, sitôt fixée, n'est 
plus vivante. Il me semble alors à chaque 
instant nouveau n'avoir encore rien vu, rien 
goûté. Je m'éperds dans une désordonnée pour- 



LES MOU&RITURÉS TERRESTRES 175 



suite de choses fuyantes. — Je courus hier au 
haut des collines qui dominent Blidah, pour voir 
un peu plus longtemps le soleil; pour voir se 
coucher le soleil et les nuages ardents colorer 
les terrasses blanches; je surprends Tombre et le 
silence sous les arbres ; je rôde dans la clarté de 
la lune ; j'ai la sensation souvent de nager, tant 
Tair lumineux et chaud m'enveloppe et molle- 
ment me soulève. 

..... —Je crois que la route que je suis est 
ma route, et que je la suis comme il faut. Je 
garde Thabitude d'une vaste confiance qu'on 
appellerait de la foi, s'elle était plus assermentée. 



Biskra. 

Des femmes attendaient sur le pas des portes ; 
derrière elles un escalier droit grimpait. Elles 
étaient assises, là, sur le pas des portes, graves, 
peintes comme des idoles, coiffées d'un diadème 
de pièces de monnaie. La nuit, cette rue s'ani- 
mait. Au haut des escaliers brûlaient des lam- 
pes ; chaque femme restait assise dans cette niche 
de lumière que la cage de l'escalier lui faisait; 



^-^'7^ 



176 LES NOURRITURES TERRESTRES 



leur visage restait dans l'ombre sous Tor du dia- 
dème qui brillait; et chacune semblait m'attendre, 
m'attendre spécialement; pour monter on ajoutait 
une piécette d'or au diadème; en passant, la 
courtisane éteignait les lampes ; on entrait dans son 
étroit appartement; on buvait du café dans de 
petites tasses; puis on forniquait sur des espèces 
de divans bas. 
Cette rue s'appelait la Rue Sainte. 



Jardins de Biskra» 

Tu m'écrivais, Athmann : « Je garde les trou- 
peaux sous les palmiers qui vous attendent. Vous 
reviendrez ! le printemps sera dans les branches : 
nous nous promènerons et nous n'aurons plus 
de pensées... » 

— Tu n'iras plus, Athmann, sous les palmiers, 
gardeur de chèvres, m'attendre et voir si n'arrive 
pas le printemps. Je suis venu; le printemps a 
paru dans les branches; nous nous promenons 
et nous n'avons plus de pensées. 



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V 



LES NOURRITURES TERRESTRES 177 



Jardins de Biskra. 

Le temps gris d'aujourd'hui; mimosas par^ 
fumés. Tiédeur mouillée. Des gouttes épaisses ou 
larges, flottantes, et comme en formation dans 
Tair... elles s'arrêtent aux feuilles, les chargent, 
puis tombent brusquement. 

.... Je me souviens d'une pluie d'été; — mais 
était-ce encore de la pluie? — ces gouttes tièdes 
qui tombèrent, si larges et pesantes, sur ce 
jardin de palmes et de jour vert et rose, si lourdes 
que des feuilles et des fleurs et des branches 
roulèrent, comme un don amoureux de guirlandes 
défaites à foison sur les eaux. Les ruisseaux 
entraînaient les pollens pour des fécondations 
lointaines; leurs eaux étaient troubles et grasses. 
Dans les bassins les poissons se pâmaient. On 
entendait au ras de Teau Téclosion de la bouche 
des carpes. 

Avant la pluie, le vent du midi qui râlait avait 
enfoncé dans la terre une très profonde brûlure, 
et les allées maintenant s'emplissaient de vapeur 
sous les branches; les mimosas ployaient, comme 
abritant les bancs où s'étalait la fête. — C'était 
un jardin de délices; et les hommes vêtus de 



.'#^ 



178 LES IfOURRITURKS TERRESTRES 



lainages, les femmes de haïks rayés, attendaient 
que rtiumidité les pénétrât. Ils restaient comme 
avant sur les bancs, mais toutes les voix s'étaient 
tues, et chacun écoutait les gouttes de Taverse^ 
laissant Teau, passagère au milieu de Tété, alourdir 
les étoffes et laver les chairs proposées. — La 
moiteur de Tair, l'importance des feuilles étaient 
telles que je restais assis sur ce banc auprès 
d'eux, sans résistance pour l'amour. — Et quand, 
la pluie passée, les branches seules ruisselèrent, 
alors chacun ôtant ses souliers, ses sandales., 
palpa de ses pieds nus cette terre mouillée, dont 
la mollesse était délicieuse. 



Entrer dans un jardin où ne se promène per- 
sonne; deux enfants vêtus de laine blanche m'y 
conduisent. Jardin très long au fond duquel une 
porte s'ouvre. Arbres plus grands; le ciel plus 
bas s'accroche aux arbres. — Les murs. — Villages 
entiers sous la pluie. — Et, là-bas, les montagnes ; 
ruisseaux en formation; nourriture des arbres; 
fécondation grave et pâmée; arômes voyageurs. 



Ruisseaux couverts; canaux (ieuiiles et Ûeuvs 
mêlées) — qu'on appelle « séguias » parce que 
les eaux y sont lentes. 

Piscines de Gatsa aux charmes dangereux ; — 
Nocel canlantibus umbra. — La nuit est m;uQ- 
tenant sans nuages, profonde, à peine vaporeuse 

— {L'enfant très beau, vêtu de laine blanche k 
la manière des Arabes, s'appelait <( Azous n. ce 
qui veut dire : le Bien-aimé; un autre s'appekiit 
« Ouardin, ce qui veut dire qu'il étaitj né dans 
la saison des roses.) 

— Et des eaux tièdes comme l'air, 
Où nos lèvres se sont trempées... 

Une eau sombre, qui dans la nuit ne noiin 
paraissait pas distincte — jusqu'à ce que la Unie 
l'argentât. Elle sembla naître entre les feuilles, 
et des bêtes de nuit s'y agitèrent. 



Dès l'aube, sortir — jaillir, - 
renouvelé. 



I 



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180 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Une branche de laurier-rose vibrera dans le 
matin frissonnant. 

Biskra -r— au soir. 

Dans cet arbre il y avait des oiseaux qui chan 
taient. Ils chantaient, ah! plus fort qu'oiseaux, 
eussé-je cru, pussent chanter. Il semblait que 
Tarbre môme criât — qu'il criât de toutes ses 
feuilles, — car on ne voyait pas les oiseaux. — Je 
pensais : il vont en mourir; c'est une passion trop 
forte; mais qu'est-ce qu'ils ont donc ce soir? — 
Est-ce donc qu'ils ne savent point qu'après la 
nuit un nouveau matin va renaître? Ont-ils peur 
de dormir toujours? Veulent-ils s'épuiser d'amour 
en un soir? comme si dans une nuit infinie il 
fallait après qu'ils demeurent. Courte nuit de la 
fm du printemps ! — ah ! joie que l'aube d'été les 
réveille, et tellement qu'ils ne se souviendront 
de leur sommeil que juste assez pour, le soir 
suivant, avoir un peu moins peur d'en mourir. 

Biskra — la nuit. 

Buissons silencieux ; mais le désert autour vibre 
du chant d'amour des sauterelles. 



i 



Chetma. 

Allongement des jours.— S'étendre là. Les fcuil 
tes des figuiers se sont encore élargies ; elles pjir- 
fumentles mains qui les froissent; leur tige pleure 
du lait. 

Recrudescence de la chaleur. — Ah ! voici venir 
le troupeau de mes chèvres; j'entends la flûte du 
berger que j'aime. Viendra-t-il? Ou si c'esl luoi 
qui m'approcherai? 

Lenteur des heures. — Encore unegrenade sAelie 
de l'an passé pend à la branche; elle est complè- 
tement éclatée, racornie; à cette même briiuclie 
déjà les boutons de fleurs nouvelles se gonflent. 
Des tourterelles passent entre les palmes. Les 
abeilles s'activent dans la prairie. 

— (Je me souviens, près de l'Enflda, d'un puits 
où descendaient de belles femmes; non loin un 
immense rocher gris et rose ■.. sa cime, ni;i t-on 
dit, est hantée des abeilles; oui, des peuples 



r 



182 LES NOXJURITUHES TERKESTRES 



d'abeilles y bourdonnent; leurs ruches sont dans 
le rocher. Quand vient Tété, les ruches, crevées 
de chaleur, abandonnent le miel qui le long du 
rocher s'épanche; les hommes de TEnfida 
viennent et le recueillent.) -»- Berger, viens ! — (Je 
mâche une feuille de figue.) — Été! coulure d'or; 
profusion; splendeur de la lumière accrue; 
immense débordement de Tamour! Qui veut 
goûter du miel? Les cellules de cire ont fondu. 

Et ce que je vis de plus beau ce jour-là, ce fut 
un troupeau de brebis que Ton ramenait à Tétable. 
Leurs petits pieds pressés faisaient le grésil- 
lement d'une averse; le soleil se couchait au 
désert et elles soulevaient de la poussière. 

• 

Oasis ! Elles flottaient sur le désert comme des 
îles; de loin, la verdeur des palmiers promettait 
la source où leurs racines s'abreuvaient; parfois 
elle était abondante et des lauriers -roses s'y 
penchaient. — Ce jour-là, vers dix heures, lorsque 
nous y arrivâmes, je refusai d'abord d'aller plus 
join ; le charme de s fleurs de ces jardins était tel 






LES NOURRITURES TERRESTRES 183 



que je ne voulais plus les quitter. — Oasis! 
(Ahmet me dit : la suivante est beaucoup plus 
belle.) 



Oasis. La suivante était beaucoup plus belle, 
plus pleine de fleurs et de bruissements. Des 
arbres plus grands se penchaient sur de plus abon- 
dantes eaux. C'était midi. Nous nous baignâmes. 
Oasis ! — Puis il nous fallut la quitter. 



Oasis. De la suivante que dirai-je? Elle était 
encore plus belle et nous y attendîmes le soir. 

Jardins 1 je redirai pourtant quelles étaient 
avant le soir vos accalmies délicieuses. Jardins! 
Il y en eut où Ton aurait cru se laver; il y en 
eut qui n'étaient plus que comme un verger 
monotone où mûrissaient des abricots; d'autres 
pleins de fleurs et d'abeilles, où des parfums 
rôdaient, si forts qu'ils eussent tenu lieu de man- 
geaille et nous grisaient autant que des liqueurs 
réelles. 



I8'l LES NOURRITURES TERRESTRES 



Le lendemain je n'aimai plus que le désert 



Oumach, 

— Il y eut cette oasis dans la roche et le sable, 
où nous entrâmes à midi, et par des flammes 
tellement chaudes que le village exténué ne sem- 
blait même pas nous attendre. Les palmiers ne 
se penchèrent point. Les vieillards causaient au 
creux des portes; les hommes étaient assoupis; 
les enfants jasaient à l'école; les femmes on ne 
les voyait pas. 

Rues de ce village de terre, roses au jour, 
violettes au coucher — désertes à midi, vous 
vous animerez le soir ; alors les cafés vont s'emplir, 
les enfants sortir de l'école, les vieillards causer 
encore au pas des portes, les rayons s'assoupir et 
les femmes, montées sur les terrasses et dévoilées, 
comme des fleurs, se raconter longuement leur 
ennui. 



Cette rue d'Alger, vers midi, s'emplissait d'une 
odeur d'anisette et d'absinthe. Dans les cafés 



LES NOURRITURES TERRESTRES 185 



maures de Biskra Ton ne buvait que du café, de 
la limonade ou du thé. — Thé arabe; douceur 
poivrée; gingembre; boisson évocant un orient 
plus excessif encore et plus extrême — et fade; 
— impossible de boire jusqu'au fond des tasses. 

Sur la place de Touggourt il y avait des mar- 
chands d'aromates. Nous leur achetâmes diffé- 
rentes sortes de résines. On sentait les unes. On 
mâchait les autres; les autres se brûlaient. Celles 
qui se brûlaient avaient souvent la forme de pas- 
tilles; elle répandaient, allumées, une abondance 
de fumée acre où se mêlait un très subtil parfum; 
leur fumée aide à provoquer les extases reli- 
gieuses et ce sont elles que l'on brûle dans les 
cérémonies des mosquées. — Celles que l'on 
mâchait empliss^ent aussitôt la bouche d'amer- 
tume et empoissaient désagréablement les dents ; 
longtemps après qu'on les avait crachées la 
saveur en durait encore. — Celles que l'on sentait, 
se sentaient simplement. 

Chez le marabout de Témassine, à la fin du 
repas on nous offrit des gâteaux aux parfums. Ils 
étaient ornés de feuilles d'or, gris ou roses, et 



186 LES NOURRITURES TERRESTRES 



semblaient faits de mie de pain tripotée. Ils s'effri- 
taient comme du sable dans la bouche; mais j'y 
trouvais pourtant un certain agrément. Les uns 
sentaient la rose; les autres la grenade; d'autres 
semblaient complètement éventés. — Dans ces 
repas il était impossible d'arriver à l'ivresse 
autrement qu'à force de fumer. On passait des 
plats en quantité fastidieuse et la conversation 
variait à chaque détour de plats. — Après, un 
nègre versait sur vos doigts Teau aromatisée 
d'une aiguière; Teau retombait dans un bassin. 
Et c'est aussi ainsi que les femmes, là-bas, vous 
lavent après l'amour. 



Touggouri, 

Arabes campés sur la place; feux qui s'allu- 
ment; fumées presque invisibles dans le soir. 

— Caravanes! — Caravanes venues le soir ; 
caravanes parties le matin; caravanes horrible- 
ment lasses, ivres de mirages, et maintenant 
désespérées! Caravanes! que ne puis- je partir 
avec vous, caravanes? 



LES NOURRITURES TERRESTRES 187 



Il y en avait qui partaientversrOrient, chercher 
le santal et les perles, les gâteaux au miel de 
Bagdad, les ivoires, les broderies. 

Il y en avait qui partaient vers le sud chercher 
l'ambre et le musc, la poudre d'or et les plumes 
d'autruches. 

Il y en avait vers l'Occident, qui partaient le 
soir, et qui se perdaient dans Téblouissement 
dernier du soleil. 

— J'ai vu revenir des caravanes harassées; 
les chameaux s'agenouillaient sur les places; on 
déchargeait enfin leur fardeau. C'étaient des 
ballots en toile épaisse et on ne savait pas ce 
qu'il pouvait y avoir dedans. D'autres chameaux 
portaient des femmes, cachées dans une sorte de 
palanquin. D'autres portaient le matériel des 
tentes et on déployait cela pour le soir. — 
0! fatigues splendides, immenses, dans Tincom- 
mensurable désert. — Des feux s'allument sur les 
places, pour le repas du soir. 



188 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Que de fois, ah ! levé dès Taube et vers rOrient 
empourpré, plus plein de rayons qu'une gloire 

— que de fois, à la limite de l'oasis, où les der- 
niers palmiers s'étiolaient, la vie ne triomphant 
plus du désert — comme penché vers cette 
source de lumière, déjà trop éclatante et insoute- 
nable aux regards, ai-je tendu vers toi mes dé- 
sirs, vaste plaine, de lumière tout inondée — 

de torride chaleur quelle extase assez exaltée, 

quel assez violent amour, assez ardent pour 
vaincre Tardeur du désert ? 

Apre terre ; terre sans bonté, sans douceur — 
terre de passion, de ferveur; terre aimée des 
prophètes ^— ah ! douloureux désert, désert de 
gloire, je t'ai passionnément aimé. 

J'ai vu, sur les chotts pleins de mirages, la 
croûte de sel blanc prendre l'apparence de l'eau. 

— Que l'azur du ciel s'y reflète, je le comprends 

— chotts azurés comme la mer — mais pourquoi 

— touffes de joncs, et plus loin falaises de schiste 
en ruine — pourquoi ces apparences flottantes 
de barque et plus loin ces apparences de palais ? 

— toutes ces ^loses iî Drmées et sur cette ima- 



ginaire profondeur d'eau suspendues. (L'odeur du 
bord du chott était nauséat)onde; c'était une 
marne horrible, mêlée de sel et brûlante.) 

J'ai vu sous l'oblique rayon du matin les monts 
d'Amar Khadou devenir roses et sembler une 
matière embrasée. 

J'ai vu le vent soulever du fond de l'horizon 
le sable et faire haleter l'oasis. Elle paraissait 
n'être plus qu'un navire épouvanté par l'orage : 
elle était bouleversée par le vent. Et dans les 
rues du petit village, d'intense soif de fièvre des 
maigres hommes nus se tordaient. 

J'ai vu le long des routes désolées des carcasses 
de chameaux blanchir; — chameaux abandonnés 
des caravanes, trop las et qui ne pouvaient plus 
se traîner qui pourrissaient d'abord, couverts de 
mouches, en dégageant d'épouvantables puan- 
teurs. 

J'ai vu des soirs que ne racontaient pas d'autres 
chants que le crissement aigu des insectes. 



I 

J 



190 LES NOURRITURES TERRESTRES 



•Cl 
'S* 



Je veux parler encore du désert : 

Désert d'alfa, plein de couleuvres : plaine verte 
ondulante au vent. 

Désert de pierre ; aridité; des schistes brillent; 
des cicindeles volètent; des joncs sèchent; tout 
crépite au soleil. 

Désert d'argile; ici tout pourrait vivre si seu- 
lement coulait un peu d'eau ; dès la pluie tout 
verdit; encore que la terre trop sèche semble 
déshabituée du sourire, l'herbe y semble plus 
tendre et plus embaumante qu'ailleurs. Elle se 
hâte encore plus de fleurir, d'embaumer, par 
crainte que le soleil ne la fane avant qu'elle ait 
atteint sa graine ; ses amours sont précipitées. Le 
soleil revient ; la terre se craquelé, s'effrite, laisse 
s'échapper l'eau de toutes parts ; terre affreuse- 
ment crevassée ; aux grandes pluies toute l'eau 
fuit dans les ravines; terre narguée et impuis- 
sante à retenir ; terre désespérément altérée. 

Désert de sable. — Sables mouvants comme 
les flots de la mer; dunes sans cesse déplacées; 






m 



Ui 



LES NOURRITURES TERRESTRES 191 



des espèces de pyramides guident de loin en loin 
les caravanes ; monté sur le sommet de Tune, au 
bout de rhorizon on aperçoit le sommet d'une 
ff autre. 

Quand le vent souffle, la caravane s'arrête; les 
chameliers se mettent à Tabri près des chameaux. 



i^" Désert de sable — vie excluse ; il n'y a plus là 
que la palpitation du vent, de la chaleur. Le sable 
,se velouté délicatement dans l'ombre ; s'embrase 
I' au soir et paraît de cendre au matin. Il y a des 
^ vallées toutes blanches entre les dunes; nous y 
! passions à cheval ; le sable se refermait après nos 
pas; de fatigue, à chaque dune nouvelle, on pen- 
sait qu'on ne pourrait pas la franchir. 

Je t'aurai passionnément aimé, désert de sable. 

Ah! que ta plus petite poussière redise en son 

' seul lieu une totalité de l'univers ! — de quelle 

, vie te souviens-tu, poussière? désagrégée de quel 

amour? — La poussière veut qu'on la loue. 



Mon âme, qu'avez-vous vu sur le sable? 
Des os blanchis —des coquilles vidées. 




192 LES KOtJRRITURES TERRESTRES 



Un matin, nous arrivâmes près d'une dune 

assez haute pour nous abriter du soleil. Nous 

nous assîmes . — L'ombre était presque fraîche 

et des joncs y croissaient avec délicatesse. 

Mais de la nuit, de la nuit, que dirai-je ? 

C'est une navigation lente 
Les flots sont moins bleus que les sables ; 
Us étaient plus lumineux que le ciel. 
— Je sais tel soir où chaque étoile, une 
à une, m'a paru particulièrement belle. 



Saûl, dans le désert, à la recherche des 
ânesses — tu ne les retrouvas pas, tes 
ânesses — mais bien la royauté que tu ne 
cherchais pas. 

Joie d'alimenter sur soi de la vermine. 

La vie était pour nous 

SAUVAGE ET DE SAVEUR SUBITE 

et j'aime que le bonheur soit ici 
comme une efflorescence sur de la mort. 



■ 

■1 



LIVRE VIII 



Nos actes s'attachent ,'i nous 
comme sa lueur au phosphore : tls 
font notre splendeur, il est vriil, 
mais ce n'est que d'3|iri':s ni>lre 



I 



• .«lic^ 



Mon espritvous vous êtes extraordinairement 
exalté, durant vos fabuleuses promenades ! 

0! mon cœur, je vous ai largement abreuvé; 
ma chair je vous ai soûlée d'amour. 

C'est en vain que maintenant, reposé, je tâche 
décompter ma fortune; je n'en ai point. — Je 
cherche parfois dans le paâsé quelque groupe de 
souvenirs, pour m'en former enfin une histoire, 
mais je m'y méconnais, et ma vie en déborde. Il 
me semble ne vivre aussitôt que dans un toujours 
neuf instant. Ce que Ton appelle : se recueillir, 
m'est une contrainte impossible; je ne comprends 
plus le mot : solitude ; être seul en moi, c'est n'être 
plus personne; je suis peuplé! — D'ailleurs je ne 
suis chez moi que partout; et toujours le désir 
m'en chasse. Le plus beau souvenir ne m'apparaît 
que comme une épave du bonheur. La moindre 
goutte d eau, fût-ce une larme, dès qu'elle mouille 
ma main, me devient d'une plus précieuse réalité. 



196 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Je songe à toi, Ménalque ! — Dis I sur quelles 
mers va voguer ton vaisseau qu'a sali Fécume des 
tempêtes? 

Ne reviendras-tu pas maintenant, Ménalque, 
chargé d'insolent luxe, heureux d'en réassoifler 
mes désirs? Si je me repose à présent, ce n'est 

pas dans ton abondance Non; — tu m'appris à 

ne jamais me reposer. — Est-ce que tu n'es pas 
encore las, toi, de cette vie horriblement errante? 
Pour moi j'ai pu crier parfois de douleur, mais je 
ne suis de rien fatigué; — et quand mon corps est 
las, c'est ma faiblesse que j'accuse; mes désirs 
m'avaient espéré plus vaillant. — Certes, si je 
regrette aujourd'hui quelque chose, c'est d'avoir 
laissé sans y mordre, se gâter, s'éloigner de moi 
bien des fruits, des fruits que tu m'as présentés. 
Dieu d'amour qui nous alimentes ! — Car, ce dont 
on se prive aujourd'hui, me lisait-on dans 
l'Évangile, plus tard on le retrouve au centuple... 
ah ! qu'ai-je à faire de plus de biens que mon désir 
n'en appréhende? — car j'ai connu déjà des 
voluptés si fortes qu'un peu plus et je n'aurais 
plus pu les goûter. 



LES NOURRITURES TERRESTRES 197 



• 



On a dit au loin que je faisais 
pénitence — mais qu'ai- je à faire 
avec le repentir ? 

Sadi. 

Certes oui ! ténébreuse fut ma jeunesse : 

Je m'en repens. 

Je ne goûtais pas le sel de la terre 

Ni celui de la grande mer salée. 

Je croyais que j'étais le sel de la terre 

Et j'avais peur de perdre ma saveur. 
— Le sel de la mer ne perd point sa saveur; 
mais mes lèvres sont déjà vieilles pour la sentir. 
Ah ! que n'ai-je respirél'air marin quand mon âme 
en était avide? Quel vin va suffire à présent à me 
griser? 

Nathanaël, ah! satisfais ta joie quand ton âme 
en est souriante — et ton désir d'amour quand tes 
lèvres sont encore belles à baiser, et quand ton 
étreinte est joyeuse. 

Car tu penseras, tu diras : Les fruits étaient là ; 
leur poids courbait, lassait déjà les branches ; — 
ma bouche était là et elle était pleine de désirs; 
•—mais ma bouche est restée fermée, et mes mains 
n'ont pu se tendre parce qu'elles étaient prises 

17. 



V. 13. ■ V- 'Trm^ 



\ •• 



198 LES NOURRITURES TERRESTRES 



par la prière; — et mon âme et ma chair sont 
restées désespérément assoiffées. — L'heure est 
désespérément passée. 

(Serait-il vrai? serait-il vrai, Sulamite? — 

Vous m'attendiez et je ne le savais point ! 

Vous m'avez cherché et je n'ai pas entendu 

votre approche!) 

Ah! jeunesse — Thomme ne la possède qu'un 

temps et le reste du temps se la rappelle. 

(Le plaisir frappait à ma porte; le désir lui 
répondait dans mon cœur; je restais à 
genoux, sans ouvrir.) 

L'eau qui passe peut certes arroser encore bien 
des champs, et beaucoup de lèvres s'y désaltèrent. 
Mais que puis-je connaître d'elle? — Qu'a-t-elle 
pour moi que sa fraîcheur qui passe? et qui brûle 
quand elle est passée. — Apparences de mon 
plaisir, vous vous écoulerez comme l'eau. Que si 
Feau se renouvelle ici, ce soit pour une constante 
fraîcheur. 

Intarissable fraîcheur des rivières, jaillissement 
sans fin des ruisseaux, vous n'êtes pas ce peu d'eau 
captée où naguère mes mains trempèrent, et qu'on 



•' 



LES NOURRITURES TERRESTRES 199 



jette après parce qu'elle n'a plus de fraîcheur. Eau 
captée, vous êtes comme la sagesse des hommes. 
Sagesse des hommes, vous n'avez pas rintarissable 
fraîcheur des rivières. 



Insomnies. 

Attentes. Attentes; fièvre; heures de jeunesse 

en allées une ardente soif pour tout ce que 

vous appelez : péché. 

Un chien hurlait désolément après la lune; 

Un chat semblait un petit enfant qui vagit; 
La ville allait enfin goûter un peu de calme, 
pour, le lendemain, trouver tous ses espoirs 
rajeunis. 

Je me souviens des heures en allées; pieds nus 
sur les dalles ; j'appuyais mon front au fer mouillé* 
du balcon; sous la lune, l'éclat de ma chair comme 
un fruit merveilleux à cueillir. Attentes! vous 
étiez pour notre flétrissure... fruits trop mûrs! 
nous vous avons mordus seulement lorsque notre 
soif était devenue trop affreuse et que nous n'en 
supportions plus la brûlure. Fruits gâtés! vous 



200 LES NOURRITURES TEBRESTRES 



avez rempli notre bouche d'une fadeur empoisonnée 
et vous avez profondément troublé notre âme. — 
Heureux, qui, jeune encore, a mordu votre chair 
encore sure et sucé, figues, votre lait parfumé 
d'amour, sans plus attendre... pour courir après, 
rafraîchi, sur la route — où nous achèverons nos 
pénibles journées. 

(Certes j'ai fait ce que j ai pu pour empêcher 
l'usure atroce de mon âme; mais ce ne fut que 
par l'usure de mes sens que je pus la distraire de 
son Dieu ; elle s'en occupait toute la nuit et tout 
le jour ; elle s'ingéniait à de difficiles prières ; elle 
se consumait de ferveur.) 

De quel tombeau me suis-je évadé ce matin? 
— (Les oiseaux de la mer se baignent, étendant 
leurs ailes.) Et limage de la vie, ah! Nathanaël, 
est pour moi : un fruit plein de saveur sur des 
lèvres pleines de désir. 






11 y a des nuits où Ton ne pouvait pas s'en- 
dormir. 

11 y avait de grandes attentes — des attentes 
on ne savait souvent pas de quoi — sur le lit où 



LES NOURRITURES TERRESTRES 201 

je cherchais en vain le sommeil, les membres 
fatigués et comme déjetés par Famour. Et parfois 
je cherchais après la volupté de la chair, comme 
une seconde volupté plus cachée. 

Ma soif augmentait d'heure en heure, à 

mesure que je buvais. A la fin elle devint si véhé- 
mente, que j'en aurais pleuré de désir. 

Mes sens s'étaient usés jusqu'à la transpa- 
rence, et quand je descendis au matin vers la ville, 
l'azur du ciel entra en moi. 

Les dents horriblement agacées d'arracher 

les peaux de mes lèvres — et comme tout usées 
du bout. Et les tempes rentrées comme par une 
succion intérieure. — L'odeur des champs d'oignons 
en fleurs, pour un rien m'aurait fait vomir. 



INSOMNIES 

.... Et l'on entendait dans la nuit une voix qui criait et 
pleurait : ah I pleurait-eUe, voilà le fruit de ces fleurs em- 
pestées : il est doux. J'irai doresnavant promener sur les 
routes l'ennui vague de mon désir. Tes chambres abritées 



•-•<-•'> 



202 LES MOUmUTUSES TERRESTRES 



m'élouffenl et tes lîts ne me satisfont plus. — Ne cherche 
plaé de but désormais à mes interminables erranoes 

— Notre soif était devenue si intense, que, cette eau, 
j'en avais déjà bu tout un vi^re avant de percevoir, 

hélas ! comme elle était nauséabonde. 

... Sulamite! vous aurez été pour moi 
comme ces fruits mûris à Tombre et dans d'étroits 

jardins fermés. — 

. . Pénétration voluptueuse des corps... 

Ah ! pensais-je, toute l'humanité se lasse entre 
soif de sommeil et soif de volupté. — Après l'ef- 
frayante tension, concentration ardente, puis 
retombement de la chair, on ne songe plus qu'à 
dormir — ah 1 sommeil ! — ah ! que si ne nous 
en réveillait pas vers la vie, un nouveau sursaut 
de désirs. — 

Et l'humanité tout entière ne s'agite que 
comme un malade qui se retourne dans son lit 
pour moins souffrir. — 

Puis, après quelques semaines de Jabeur, 

des éternités de repos. 

Comme si l'on pouvait garder aucun 



LES NOtntRITURES TERRESTRES 203 



vêtement dans la mort î (Simplification.) Et no«s 
mourrons — comme quelqu'un qui se dépouille 
pour dormir. — 






Ménalque! Ménalque, je songe 
à toi ! — 

Je disais, oui, je sais : Que m'importe? — ici — 
là — nous serons également bien. 

.... Maintenant, ïà-bas, tombait le soir... 

... 01 si le temps pouvait remonter vers sa source ! 
-et si le. passé revenir! Nathanaël, je voudrais 
t'emmener avec moi vers ces heures amoureuses 
de ma jeunesse, où la vie coulait en moi comme 
du miel. — D'avoir goûté tant de bonheur, Fâme 
sera-t-elle jamais consolée? Car là j'étais, là-bas, 
dans ces jardins, moi, non un autre... j'écoutais 
ce chant de roseau ; je respirais ces fleurs ; je re- 
gardais, je touchais cet enfant — et certes de 
chacun de ces jeux chaque nouveau printemps 
s'accompagne, — mais celui que j'étais, cet autre, 
ah ! comment le redeviendrais-je ? — (Maintenant 
sur les toits de la ville, il pleut; ma chambre est 



204 LES NOURRITURES TERRESTRES 



solitaire.) C'est l'heure où là-bas les troupeaux de 
Lascif rentraient; ils revenaient de la montagne; 
le désert était plein d'or au couchant ; tranquillité 
du soir .... maintenant; (maintenant.) 



Paris — 

Nuit de Juin -> 

Athmann, je songe à toi ; Biskra, je songe à tes 
palmiers. — Touggourt, à tes sables. — Le vent 
aride du désert, agite-t-il encore là-bas, oasis, 
vos palmes bruissantes ! De chaleur, grenades 
éclatées, laissez- vous choir vos grains acerbes? — 

Chetma, je me souviens de tes courants d'eaux 
fraîches, et de ta source chaude près de laquelle 
on transpirait. — El Kantara ! pont d'or, je me 
souviens de tes matins sonores et de tes soirs 
extasiés. — Zaghouan, je revois tes figuiers et 
tes lauriers-roses ; Kairouan, tes nopals ; Sousse, 
tes oliviers. — Je rêve à ta désolation, Oumach, 
ville effondrée, murs entourés de marécages — et 
à la tienne, morne Droh ! hanté des aigles, village 
atroce, ravin rauque. 

Chegga la haute, contemples-tu toujours le 



-^•^ 



LES ^'OURRITUR£S TERRESTRES 205 



désert? — M'rayer, trempes-tu tes grêles tamaris 
dans le chott? — Mégarine, t'abreuves-tu bien 
d'eau salée? Témassine, flétris-tu toujours au 
soleil? — 

Je me souviens auprès de l'Enfida d'un stérile 
rocher, d'où coulait au printemps du miel ; au- 
près était un puits, où des femmes très belles 
venaient puiser Teau, presque nues. 

Es-tu toujours là-bas, et maintenant au clair 
de lune, petite maison d'Athmann, toujours à 
demi ruinée? — où ta mère tissait, où ta sœur, la 
femme d'Amour, chantait ou contait des histoires; 
où la nichée de tourterelles jubilait tout bas dans 
la nuit — près de l'eau grise et somnolente. — 

désir ! que de nuits je n'ai pu dormir, tant je 
me penchais sur un rêve qui me remplaçait le 
sommeil 1 Oh I s'il est des brumes au soir, des sons 
de flûte sous les palmes, de blancs vêtements 
dans les profondeurs des sentiers, de l'ombre 
Mlouce auprès de l'ardente lumière..., j'irai .... 

— Petite lampe de terre et d'huile ! le vent de 
la nuit tourmente ta flamme ; — fenêtre disparue ; 
simple embrasure de ciel; nuit calme sur les 
toits; la lune. 

18 



206 LES NOURRITURES TERRESTRES 



On entend, dans le fond des rues délivrées, 
parfois un omnibus rouler, une voiture; et tout 
au loin, quittant la ville, les trains siffler, les 
trains fuir. — La grande ville attendre le réveil... 

Ombre du balcon sur le plancher de la chambre ; 
vaciHement de la flamme sur la page blanche du 
livre. Respiration. 

— La lune est à présent cachée; le jardin 
devant moi semble un bassin de verdure.... 
Sanglot; lèvres serrées ; convictions trop grandes ; 
angoisses de sa pensée. Que dirais-je? choses 
véritables. — AUTRUI — importancedem vie; 
lui parler...,. 



n 



* 



HYMNE 



EN GUrSE DE CONCLUSION 



à M. A. R. G. 

Elle tourna les yeux vers les naissantes 

étoiles : « Je connais tous leurs noms, dit-elle; 
chacune en a plusieurs; elles ont des vertus dif- 
férentes. Leur marche, qui nous paraît calme, 
est rapide et les rend brûlantes. Leur inquiète 
ardeur est cause de la violence de leur course, 
et leur splendeur en est Teflet. Une intime vo- 
lonté les pousse et les dirige; un zèle exquis les 
brûle et les consume; c'est pour cela qu'elles 
sont radieuses et belles. 

Elles se tiennent Tune à l'autre toutes atta- 
chées, par des liens qui sont des vertus et des 



208 LES NOURRITURES TERRESTRES 



forces, de sorte que Tune dépend de Fautre et 
que l'autre dépend de toutes. La route de chacune 
est tracée et chacune trouve sa route. Elle ne 
saurait en changer sans en distraire chacune 
autre, chacune étant de chaque autre occupée. 
Et chacune choisit sa route selon qu'elle devait 
la suivre; ce qu'elle doit, il faut qu'elle le veuille, 
et cette route, qui nous paraît fatale, est à cha- 
cune la route préférée, chacune étant de volonté 
parfaite. Un amour ébloui les guide; leur choix 
fixe des lois, et nous dépendons d'elles; nous 
ne pouvons pas nous sauver. » 



ENVOI 



Nathanaêl, à présent jette mon livre. Émancipe-t*en. 
Quitte-moi. Quitte-moi ; maintenant tu m'importunes ; 
tu me retiens ; Tamour que je me suis surfait pour 
toi m'occupe trop. Je suis las de feindre d'éduquer 
quelqu'un d'autre. Quand ai-je dit que je te voulais 
pareil à moi? — C'est parce que tu difières de moi que 
je t'aime; je n'aime en toi que ce qui difière de moi. 
Éduquer! — Qui donc éduqûerais-je, que moi-même? 
Nathanaêl, te le dirai-je? je me suis interminable- 
ment éduqué. Je continue. Je ne m'estime jamais que 
dans ce que je pourrais faire. 

Nathànaël, jette mon livre; ne t'y satisfais point. Ne 
crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque 
autre; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cher- 
chais tes aliments, tu n'aurais pas de faim pour les 
manger; si je te préparais ton lit, tu n'aurais pas som- 
meil pour y dormir. 



210 LES NOURRITURES TERRESTRES 



Jette mon livre; dis-toi bien que ce n'est là qu'une 
des mille postures possibles en face de la vie. Cherche 
la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait que 
toi, ne le fais pas. Ce qu'un autre aurait aussi bien 
dit que toi, ne le dis pas, — aussi bien écrit que toi, 
ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu ne 
sens qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou 
patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. 



TABLE 



Livre I , 13 

Livre II 39 

Livre III .... 57 

Livre IV 75 

Livre V 115 

Livre VI 137 

Livre VII 167 

Livre VIII 193 

Hymne en guise de conclusion 207 

Envoi ... 209 



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